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De la nécessité d'une critique sensorielle
par Sandra Barré
J’écris depuis un mois de juin parisien qui, comme tous les mois de juin parisiens, diffuse un véritable bonheur ne nécessitant ni coût financier, ni trop de complexité : l’odeur enivrante des tilleuls en fleurs. Pendant trois semaines, à chaque pas foulant le bitume de la capitale, je ne peux m’empêcher de penser « My god que ça sent bon ces tilleuls ! ». Tous les jours je lève la tête, tous les jours je vois ces petites fleurs jaunâtres et tous les jours je m’enivre à grandes lampées.
C’est comme ça que j’ai envie de commencer mon argumentaire sur la nécessité d’une critique sensible, parce qu’à titre personnel, depuis que je m’intéresse à ce que l’art peut faire éprouver sensoriellement – en terme de goûts, d’odeurs ou de touchers -, ma vie a pris une tout autre mesure. C’est bête et méchant : je me sens davantage vivante. Un peu comme si Françoise Héritier[1], en format miniature, avait investi l’une de mes épaules, et qu’on arpentait la vie comme ça toutes les deux, en constatant la richesse de ce que nos sens peuvent nous faire éprouver. En ce qui me concerne, cette richesse, ce sont les artistes qui m’ont appris à l’apprécier. Et iels s’y emploient depuis longtemps d’ailleurs. C’est cocasse comme j’entends souvent parler d’une nouveauté de l’intérêt sensoriel, comme quoi la mobilisation des sens autres que ceux de la vue et de l’ouïe serait « à la mode ». Mais non ! Duchamp faisait déjà sentir toutes sortes de choses[2] et les futuristes pensaient la nourriture comme art[3] et cet intérêt de la part des artistes ne s’est jamais vraiment arrêté… Par contre, ce qui est nouveau, c’est l’intérêt porté par la critique et les institutions face à cette manière de percevoir l’art. C’est à dire pas seulement en imaginant que lorsque l’on entre en contact avec une œuvre, notre corps se volatilise au profit d’une transformation en pur esprit, mais en assimilant une bonne fois pour toute que l’expérience se fait par la chair ET par l’intellect, SIMULTANÉMENT. Car, breaking news, l’une est indissociable de l’autre.
Cette réception par le corps, j’en suis persuadée, est l’un des enjeux qui court dans la grande question de l’entremêlement de l’art et la vie marquant l’émergence de l’avant-garde artistique avec le dadaïsme et le futurisme. Au début du XXe siècle, l’art sort du cadre des beaux-arts pour se mêler au quotidien : « donc, si vous voulez, mon art serait de vivre ; chaque seconde, chaque respiration est une œuvre qui n’est inscrite nulle part, qui n’est ni visuelle, ni cérébrale »[4] disait Marcel Duchamp. Et aujourd’hui, cette idée de joindre l’art et la vie continue d’irriguer l’impulsion de certain·e·s artistes. C’est le cas de la majorité de celleux qui usent de ce que l’on pourrait appeler « politique sensorielle », une politique défendant un corps sentant, ancré dans le présent et qui, lié à son environnement direct, prend conscience qu'il fait partie d'un tout où chaque chose est liée, en contact et interdépendante à une autre.
Car qui dit corps sentant dit connexion, liaison et rencontre. Un corps sentant se conçoit comme en fusion. Fusion avec l'œuvre à laquelle il porte attention qui mène inexorablement à la prise de conscience d’une fusion plus vaste. Notamment à celle avec le tilleul et avec la saison qui voit naître cette floraison. Un corps sentant prend la mesure de l’atmosphère dans laquelle il évolue. Il n’est pas seul, à distance, enfermé dans son esprit comme l’implique la société oculocentrée qui se développe toujours plus dans un monde digitalisé. Pour l’instant, le corps sentant est toujours rattaché à la vie sensible qui l’entoure.
D’où la nécessité d’une critique sensible : il me semble primordial de faire en sorte que notre manière d’écrire l’œuvre se lie aux perceptions. À toutes les perceptions. Pourquoi ? Parce que l’art se vit avec le corps tout entier, Jean Tinguely l’avait déjà conscientisé lorsqu’en 1957 pour la 1ère biennale de Paris, il avait ajouté une fragrance de muguet au moteur de sa Méta-Matic n°17 pour amoindrir l’odeur que la machine dégageait. Alors, il avait transformé la réception de l'œuvre. L’appréhension de sa création n’est pas du tout la même si s’en dégage la fragrance d’une huile de moteur ou celles de fleurs blanches. Or, souvent, dans les écrits critiques, cette dimension sensorielle est évacuée. Par manque d’intérêt peut-être, parce que l’histoire de l’art s’écrit par l’archive visuelle (voire auditive), mais surtout par un large impensé, nous nous sommes exclusivement focalisé·e·s sur ce que raconte le regard. Pourtant la vue et l’ouïe ne sont pas seules sources d’interprétation et de compréhension du monde. Laisser de côté ce qui se joue dans les silences et les points aveugles, c’est nier toute une panoplie d’interprétations et c’est surtout hiérarchiser ce qui vaut la peine d’être interprété ou non[5].
Ce qui est majoritairement en jeu dans cette hiérarchisation sensorielle c’est le mépris du corps. Le mépris de la mémoire de celui-ci, le mépris de son intelligence, de sa compréhension de ce qui nous entoure, le mépris de son interdépendance. Et je pense sincèrement que ce mépris du corps résume une grande partie de nos problèmes contemporains. Avec le philosophe Pierre Madellin[6] qui avance que le dédain de notre corps nous a poussé à mésestimer le sol qu’il foule et les autres corps vivants qui l’habitent, je suis persuadée qu’envisager l’art par tout le corps nous permettrait d’élargir la grande définition de l’art, et d’affiner notre rapport au monde. Plus encore, adopter la critique sensible, c’est s’ouvrir à la subjectivité de tout·e un·e chacun·e en proposant d’appuyer notre réception de l'œuvre par une analyse située : quel art pour quel corps. Les sens dits pauvres utilisés dans le travail plastique créent du lien et respectent les vérités de chacun·e en remettant en question l’idée de la pensée universelle. Personne ne peut contester que je sens une odeur de pain quand je respire un parfum à la rose. Et ce respect de la partialité rappelle qu’il n’existe pas une seule vérité, mais plusieurs qui cohabitent.
[1] Françoise Héritier, Le sel de la vie : lettre à un ami, éd. Odile Jacob, Paris, 2012.
[2] Outre les très connues Air de Paris (1919) ou Belle Haleine, eau de voilette (1921), de nombreuses autres occurrences olfactives peuplent le travail de l’artiste, comme la création du jus Flatterie par la maison Houbigant pour la huitième «Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme» de 1959, consacrée à Éros à la galerie Daniel Cordier ou le fait qu’il se considérait comme un « être respirateur ». Voir à ce propos Thierry Davila, De l’inframince, Brève histoire de l’imperceptible de Marcel Duchamp à nos jours, éd. Du regard, Paris, 2010, p.69-70.
[3] Filippo Tommaso Marinetti, Fillìa, La cuisine futuriste, éd. Les impressions nouvelles, Paris, 2020.
[4] Maurice Fréchuret, L’Art et la vie : comment les artistes rêvent de changer le monde, XIXe-XXIe siècle, éd. Les presses du réel, Dijon, 2019, p. 57.
[5] L’anthropologue David Le Breton avance dans son ouvrage La saveur du monde, une anthropologie des sens (2006), que les sens sont un filtre d’interprétation du monde qui nous entoure à l'aune des constructions culturelles qui composent celui-ci.
[6] Pierre Madelin, La terre, les corps, la mort, essai sur la condition terrestre, éd. Dehors, Paris, 2022