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entretien

Esmeralda Da Costa

avec Fanny Drugeon

Anacrouse

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O Grito, 2014, Vidéo sonore © Esmeralda Da Costa

Choisir comme titre de l’entretien avec Esmeralda da Costa le terme « anacrouse » n’est pas anodin. L’anacrouse désigne la levée juste avant la première mesure d’un morceau de musique ; la respiration, et tout commence ! Esmeralda Da Costa a été batteuse de jazz et boxeuse. Le rythme, la respiration, l’anticipation, toute cette expérience est présente dans son travail. En septembre 2022, dans son exposition personnelle O Grito, proposée par l’écrivaine et curatrice portugaise Joana P. R. Neves à la Maison de l'Île-de-France de la Cité Universitaire Internationale de Paris, l’artiste présentait un ensemble de vidéos, parmi lesquelles, celle éponyme O Grito (le cri), de 2014. Je suis devant l’œuvre : dans une forêt, deux femmes se superposent, deux générations, deux cris, deux tonalités. Ces deux résonances sont viscérales : crier contre le passé, le présent, contre celui ou celle qui ne comprendra jamais le poids porté ? La vibration devant cette vidéo n’est pas qu’une remémoration personnelle, c’est beaucoup plus fort que cela, plus qu’une émotion. Ce cri évoque les recherches d’Antonin Artaud, présentées par Michel Foucault pour qui le langage devient «  étincellement du dehors […] chez Artaud, lorsque tout langage discursif est appelé à se dénouer dans la violence du corps et du cri, et que la pensée quittant l’intériorité bavarde de la conscience, devient énergie matérielle[1] ».

Fanny Drugeon : Dans ton travail, le son est un matériau plastique. Tu as eu une activité intense de musicienne, avant d’intégrer, après des études de sociologie, la Villa Arson. Dans quelle mesure le travail de Lars Fredrikson, figure essentielle de l’art sonore qui y a enseigné de 1970 à 1991, ou celui de Pascal Broccolichi, qui y est professeur de pratiques sonores, t’ont marquée ?

Esmeralda Da Costa : J’ai été étudiante de Pascal Broccolichi, qui avait lui-même étudié avec Lars Fredrikson. Il a beaucoup joué dans mon parcours. Il m’a beaucoup apporté. En termes de connaissances, il m’a ouvert à un certain type d’écoute et d’artistes. J’étais musicienne avant d’intégrer l’école, j’étais batteuse. C’est naturellement que la musique est venue dans ma pratique, pas de ma frustration de ne plus faire de batterie, d’ailleurs je faisais du jazz à l’époque. À la Villa Arson, je pensais le son par rapport à l’image, à travers de petites pièces sonores qui ont fini par s’incruster dans mes images.

 

En même temps, la question du rythme se retrouvait déjà de manière récurrente tant au niveau des images que du son. Je pense notamment à Light Motiv, vidéo que tu as réalisée lorsque tu étais en Erasmus à Prague, dans laquelle les plans répondent aux sons concrets des transports publics praguois.

Beaucoup de mes vidéos ont en effet rapport au son, au rythme, c’est obsessionnel. Il y a la musique, mais aussi la boxe que j’ai commencée à l’âge de 10 ans. J’ai arrêté la compétition à 18 ans, mais je donnais des cours, je faisais des galas. Puis j’ai arrêté la pratique lors de mon arrivée en école d’art en 2005-2006. Alors que j’en faisais 4 à 5 fois par semaine, ça s’est immiscé assez naturellement dans ma pratique. Il y a une musicalité par le geste dans la boxe, qui se retrouve dans la façon dont je découpe les plans. 

Ma pratique s’est beaucoup déplacée ces dernières années. Mes installations avec petits écrans m’ont permis de dissocier le son et l’image. J’ai davantage trouvé le sens et le statut de tout ça en pensant le son et l’image un peu à la David Lynch, qui amène, avec ses ambiances sonores, des dimensions que l’image n’a pas forcément. J’avais rédigé un mémoire sur l’image-son avec l’idée d’interroger tout un tas de cinéastes qui ont pu travailler sur ce rapport. 

 

La collaboration entre David Lynch et Angelo Badalamenti est intense, le son et la musique sont aussi une matière à part entière qui peut apparaître, disparaître, être fragmentaire. L’utilisation du fragment est aussi importante dans ton travail. Je pense par exemple à l’installation Je vous rappellerai qui avait été présentée en 2019 à Arcueil : 35 haut-parleurs qui diffusaient une bande sonore à partir d’environ 500 messages vocaux dans plusieurs langues. Comment as-tu entrepris cette collecte ? 

Il y a plusieurs étapes de travail. La première chose c’est cette collecte permanente dans mon quotidien, quelle que soit la pratique. Au départ, il y a le fait que je garde mes propres messages vocaux, que je n’arrive pas à les effacer. Le pire, c’est que parfois, ces messages, je ne les écoute pas, mais je les conserve et je les archive. En fait, la réflexion qui a été poussée un peu plus loin était de savoir pourquoi je ne les écoute pas. C’est lié à un mode de vie extrêmement actif, où prendre le temps d’écouter un message est un luxe. Bien souvent, je rappelle tout de suite avant d’écouter. Derrière ça, j’ai fait un constat : écouter un message, c’est prendre un temps d’écoute. Arrêter ce qu’on est en train de faire pour écouter.

À force de me poser des questions, il y avait à réfléchir à ce temps de société où finalement nos moyens de télécommunications transforment notre rapport à l’espace, au temps et à l’autre. Quand j’ai commencé à réécouter tous ces messages archivés depuis tant d’années j’ai pris conscience que finalement je conservais les espaces, les voix, les adresses, tout ce qui fait partie du vivant. Les sms, c’est un texte qui n’a pas de voix, sans espace sonore. Écouter un message, c’est aussi écouter un timbre de voix, une acoustique particulière. 

 

Tu redonnes une dimension spatiale aux messages qui, avant les téléphones portables, étaient diffusés en haut-parleur. Le message sonore est également un voyage dans le temps, dans d’autres quotidiens que le tien ?

Oui, par la suite j’ai décidé de collecter d’autres quotidiens, notamment ceux d’ami·e·s qui habitent aux quatre coins du monde. J’ai rassemblé des messages qui venaient de France, du Portugal, du Brésil, d’Italie, d’Inde, ou d’Amérique du Nord, et qui retraçaient des intimités. J’ai fait tout un travail de composition à partir de ces messages, de ces voix, de ces langues, et j’ai travaillé avec un collectif d’ingénieurs du son qui m’a permis de créer une scénographie, une cartographie sonore. Une femme m’avait dit « c’est somme toute assez banal ce qu’on entend ». J’ai envie de parler de la banalité de l’existence, d’entendre que la banalité qu’on vit est la même aux États-Unis ou en Inde. Je cherche de l’unité dans l’humain et ça passe par de la banalité, des choses simples qui sont chargées de complexité.

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Light Motiv, 2009, Vidéo sonore © Esmeralda Da Costa

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Je vous rappellerai, 2019, installation sonore © Esmeralda Da Costa. Photo Grégory Copitet

J’avais beaucoup pensé à Rainforest de David Tudor avec sa forêt de sons et d’objets sonores, en regardant ton travail. La nature technologique de Je vous rappellerai m’intriguait, on devait se déplacer pour suivre les sons, les voix.

L’idée, dans cette installation, c’est aussi qu’on aille chercher les sons. Le corps devient performant. Parfois les messages sont coupés pour aller à un autre endroit. Dans son déplacement, on entend d’autres voix, on est happé par une poétique du vivant. Dans ce parcours, il y a plusieurs obsessions. Il y a le carré, qui correspond au cadre, à l’espace du ring, qui est souvent présent dans ma pratique. J’ai fabriqué une nature « technologique » pour diffuser ces sons, des tubes/troncs suspendus et un tronc central à partir duquel naissait tout le dispositif. J’avais installé tout un tas de câbles que j’avais coupés et qui créaient une interrogation sur la façon dont le son circule. Je voulais créer ce jeu d’optique entre ces troncs d’arbre qui diffusent du sonore, mais le sonore ce n’est pas le son de la nature, c’est le son de nos corps.

 

Parmi les voix qu’on entendait, j’imagine qu’il y avait aussi des voix de personnes disparues. Cette dimension compte-t-elle pour toi ?

Oui il y en avait, c’est ça qui est intéressant : que fait-on de ces voix qui ont disparu et qui continuent d’exister ? C’est une vraie réflexion sur la façon de maintenir notre rapport au vivant, aux mémoires, aux personnes. Comme Facebook, les réseaux sociaux… ce sont des outils qui nous permettent des traces, une émotion liée à la trace qui existe par ces outils-là. Depuis quelques années, je pense mon art par rapport à ces écrans qui nous entourent, principalement nos téléphones portables, et c’est pour ça que je continue à déployer des installations autour de petits écrans qui sont pour moi un lieu de recherche et de création immense parce que ça m’a fait déployer ma manière de penser la vidéo. 

 

Il y a aussi une transformation dans ta manière de présenter tes vidéos. Dans Water Box (2020), par exemple, dans laquelle tu es dans une piscine en tenue de boxeuse, où tu combats envers et contre ton double, la bande-son, très intense, et ajoute une densité au combat . Le rôle du son a été amplifié par un caisson dans ta récente présentation dans le 13e arrondissement.

Water Box n’était pas du tout pensé comme ça à l’origine, c’était une époque où la manière de penser la vidéo et de la présenter était très simple, sous forme de projection à échelle un sur le mur, avec deux enceintes. Au fur et à mesure, en raison de mon évolution, de l’évolution de la société et des nouvelles technologies, mon rapport à la vidéo ne cesse de se transformer.

 

Tes bandes sonores sont composées de fragments. Associés à la musique et aux bruits, la voix, les bruits du corps,sont intégrés, déformés, détournés, avec les onomatopées d’un solo de batterie dans Water Box (2020), Je t’en veux (2018), Match (2015), Alterc’ego (2008), ou avec les compositions au moteur et au ventilateur dans Extração (2017)…

Tout cela est très intuitif. Je ne sais pas si cela me vient de la batterie, d’une capacité à décomposer le temps, les rythmes, les sons, les mouvements dans l’espace. Les solos de batterie jazz sont un espace décomposé en plusieurs espaces. Il y a aussi des artistes sonores qui m’ont passionnée, de L’art des bruits de Russolo à Pierre Schaeffer, Stockhausen ou Steve Reich. 

 

J’ai aussi souvent pensé à Meredith Monk en voyant/écoutant ton travail. Elle s’empare de toutes les potentialités de la voix : le souffle, le cri. O Grito est une pièce particulièrement forte, avec un double cri, contrepoint de douleur ou d’exorcisme selon les points de vue. L’histoire de l’art rassemble beaucoup de cris. Au XXe siècle, il (re)devient sonore, que l’on pense au cri étouffé du Concrete Tape Recorder Piece (1968) de Bruce Nauman, à crier pour ne pas entendre de Face off (1972) de Vito Acconci, ou à Crier jusqu'à l'épuisement (1972) de Jochen Gerz… Ces cris semblent la conscience de la force animale qui est en l’être humain, la conscience à la fois de sa condition primaire et de sa liberté possible. Ici, conjuguée au féminin, la force mémorielle du cri prend une autre dimension.

Au départ pour moi, il y a l’intuition et une nécessité. Il s’agit d’un mélange de plein de choses. J’avais besoin de communiquer avec ma mère et l’image est venue. C’est une forêt, au Portugal certes, mais c’est plus le symbole de la forêt qui m’intéressait. Les arbres sont assez fins, donnant une impression de corps. J’avais besoin de relier mon corps à celui de ma mère, de les faire se rencontrer dans leur tessiture, de convoquer ces cris souterrains qui sont au cœur de nos histoires personnelles qu’on ne peut pas toucher. Il y avait quelque chose de pulsionnel, la nécessité d’une libération de ce cri.

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Water Box, 2020, Vidéo sonore. Vue de l’exposition « La Terre-Mère / A Mae Terra », Bragança, Centro Cultural Adriano Moreira, 2017

© Esmeralda Da Costa

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Water Box, 2020, Vidéo sonore. Vue de l’exposition « Le Rêve du Scaphandre », Paris, CulturFoundry, 2022 © Esmeralda Da Costa

Dans plusieurs de tes pièces, il y a souvent un petit détail qui détonne, un paradoxe. Pour Match (2015), la boxe devient une chorégraphie menée par un personnage à la robe rouge qui se démultiplie ; dans Je vous rappellerai (2019), l’installation est dotée d’un dispositif censé émettre du son mais il n’en est rien ; le cri de O Grito (2014) est à la fois libérateur et douloureux. Ce cri m’a aussi fait penser au fado, dont tu as déjà utilisé des fragments dans des bandes-sons ou des performances sonores.

C’est la musique qui me fait le plus pleurer, mais l’émotion par la tristesse n’est pas le canal le plus simple. Le fado parle directement au cœur, ce sont les femmes qui criaient le retour de leurs maris pêcheurs partis en mer et qui souvent ne revenaient jamais. C’est pour ça qu’on a du mal à expliquer la Saudade. Ce n’est pas que de la nostalgie, il y a de l’espoir, à la fois de la vie et de la mort, de la joie et de la tristesse. J’écoute très peu de fado parce que ça me saisit trop. Mais j’en injecte dans mon travail. Pour la vidéo elles 109 (tentatives de croisement), une autre vidéo faite avec ma mère, j’ai pris un fragment sonore d’un guitariste portugais qui s’appelle Carlos Paredes, pour en faire une nappe sonore venant injecter l’émotion que je veux créer. Dans ces tentatives de croisements, c’est un peu comme ces femmes qui espèrent et qui en même temps ont déjà la nostalgie de la mort.

 

Dans un article sur le répertoire du fado, Pénélope Patrix expliquait que le fado consiste à mettre des mots sur ce qui touche l’indicible, qu’il se situe entre tradition et modernité, dans un espace où les questions de temporalité et d’intermédialité priment[2]. La chanteuse portugaise Amália Rodrigues, surnommée « la reine du fado », avait insufflé une modernité en écrivant ses textes et en s’emparant de textes poétiques, notamment ceux de Fernando Pessoa pour ses chants. 

Pessoa est présent dans beaucoup de mes vidéos. Je suis allée chercher certains fragments, allant du Livre de l'intranquillité au Gardeur de troupeaux. Je les retranscris en portugais par des voix enregistrées et je dilue tellement le texte que parfois on n’entend qu’un mot, un bout de mot, mais un mot qui contient du sens. Pessoa a beaucoup travaillé sur la multitude de sensations que peut susciter chaque chose, il les retourne dans tous les sens pour épuiser leurs possibilités. Dans mon cas, j’aime emprunter un mot pour créer une sensation par le sonore et le détourner (en le triturant le retournant) pour créer un autre langage par le sens même qui s’ancre dans une sensation.

[1] : Michel Foucault, La pensée du dehors, Fontfroide-le-Haut, éd. Fata morgana, 1986, p. 19.

[2] : Pénélope Patrix. « Le répertoire du fado ou la tradition en action », Intermédialités/Intermediality, (28-29), 2016 https://doi.org/10.7202/1041084ar.

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Match, 2015, Installation vidéo sonore © Esmeralda Da Costa

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Extração, 2017, installation sonore © Esmeralda Da Costa. Photo Grégory Copitet

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elles (109 tentatives de croisement), 2017, Vidéo HD sonore. Vue de l’exposition « La Terre-Mère / A Mae Terra », Bragança, Centro Cultural Adriano Moreira, 2017

© Esmeralda Da Costa

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