top of page

entretien

Estelle Benazet Heugenhauser 
& Cindy Coutant

avec elles-mêmes

Red Bull et chutes de viande

1viande.jpeg

Cindy Coutant et AI :

The Creation of Meat,  

pour l4bouche, 2023

Un bar, Montreuil, où Cindy rejoint Estelle qui habite le quartier pour quelques jours. Plus tard, elles iront écouter des lectures poétiques. Estelle ouvre la conversation en partageant à Cindy cette description des effets du napalm :

« Sa texture de gel colle à la peau et brûle les tissus jusqu'à l'os sans qu'il soit possible de stopper sa combustion. Il est illusoire de vouloir refroidir les plaies avec de l'eau. »

2viande.jpeg

Cindy Coutant et AI : The Creation of Meat,  pour l4bouche, 2023

Estelle Benazet Heugenhauser : La première fois que je t’ai vue, c’était en 2017, dans un auditorium de 300 places environ, tu parlais en faisant défiler un diaporama, tu étais loin, je ne pouvais pas distinguer ton visage. Tu parlais de foot de manière très sophistiquée, de Cristiano Ronaldo et aussi de Chelsea Manning. Ça m’a donné envie de te connaître. Et puis après ta présentation, tu es allée t’asseoir, la distance entre nos corps s’est raccourcie, tes cheveux ont laissé entrevoir l’angle dur de ta mâchoire, et j’ai eu envie d’essayer les grosses bagues en argent massif que tu portais aux doigts. À tes pieds, il y avait un grand sac allongé, je me suis demandé ce que tu trimbalais là-dedans.

 

Cindy Coutant : Le premier souvenir qui me revient de toi c’est dans ton bureau. Tu étais assise, il y avait des gens autour de nous. C’était notre premier rendez-vous, on ne se connaissait pas encore. J’étais un peu surexcitée alors je parlais trop vite, un peu brutalement, et toi tu rougissais. Tu rougissais et tu en redemandais. J’étais peut-être trop familière, peut-être trop directe. Mais tes joues roses étaient comme un sourire, une autorisation à y aller. Alors j’y allais. J’adorais les allers-retours dans ton bureau, passer devant, y entrer trop vite, enlever mes manteaux, m’asseoir en face, toujours en hauteur, et te mater.

 

Moi aussi je te matais. Ça me faisait rougir de te mater, et que tu me mates, et je rougissais aussi parce que j’avais l’impression que tout le monde dans mon bureau voyait que je te matais. L’un des murs était vitré, n’importe qui passant dans le couloir pouvait nous mater aussi. D’ailleurs, bien plus tard, c’est toi qui a recouvert cette paroi de verre avec des photocopies des Bucoliques de Virgile récupérées dans ma poubelle.

 

Plus tard, je voulais plus d’argent et tu me disais non. C’est toi qui commandais, et j’étais à ta merci. Sentiment renforcé par le récit de toi élevée par des dobermans.

 

J’adorais mes chiennes, Cassi et Nina, les dobermans. Et il y avait aussi Wagner, le berger allemand de ma tante. Je dormais avec les chiennes quand j’étais petite. J’aimais leur odeur forte, leurs poils ras et drus, et bien sûr leur mâchoire. C’est elles qui m’ont appris à aboyer. Et finalement à savoir dire non.

 

C’était aussi une période biblique. Tu étais dans ton roman Inquiéter la tempête, tu avais écrit cette scène de la vierge qui pleure en décongelant. Moi j’étais perdue dans mon film Télédésir, devant la perfection des escargots qui rendaient misérable toute tentative d’accéder au langage. Je voulais trouver le moyen de dire ça, ce silence plein. Tu comprenais. Je me rappelle qu’on s’échangeait des versions de Moïse et Aaron, toi la version de Schönberg, moi la version des Straub, « j’ai la bouche lourde et la langue pesante », « tu lui parleras et tu mettras mes paroles dans sa bouche », des histoires de rapports oraux et de gros bâtons serpents. Rien qui n’aidait vraiment. Ce qui aidait, c’était quand tu me racontais tes histoires de cruising. J’entends encore le son du rideau de fer qui tombe sur le sol avant que tu baises la banquière, la matérialité de l’adhésion.

 

C’était une conseillère en assurance, elle sentait l’ananas et la mousse pour cheveux, sa veste était bleue marine, dans une belle matière. Mais les costumes c’est mon kink, comme ce psy dont j’avais rêvé avaler le crâne par la chatte pour aspirer son savoir/pouvoir. Mais quand est-ce qu’on a décidé qu’il ne se passerait rien entre nous ?

 

Quand on a réalisé qu’on avait trop de choses à faire ensemble et qu’il fallait choisir entre l’amour ou la révolution. 

 

Et on est devenues complètement productivistes.

 

Quand j’étais à l’école primaire, ma copine Julie-Christie vivait dans un pavillon pas loin de ma cité. Elle avait ce prénom raffiné, un camion Barbie et un super chien, énorme avec des dreadlocks. Je voyais bien ce qui nous séparait. Mais elle était bien démunie quand il s’agissait d’écrire des lettres d’amour, alors je suis devenue son ghostwriter, ma première industrie. Je vivais dans les livres du bibliobus, la vieille correspondance amoureuse de mes parents que je lisais et recopiais en cachette, les récits d’Antigone et Madame Bovary que me racontait ma tante S. Les grandes tragédies, même du programme scolaire, c’était ce qu’on voulait pour nos vies. Je crois que notre productivisme est de cette nature. On réoriente nos énergies libidinales et nos moyens de production pour épaissir l’existence, c’est nous les camions.

3viande.jpeg
4viande.jpeg

Cindy Coutant et AI : The Creation of Meat,  pour l4bouche, 2023

Je vivais aussi dans un pavillon de banlieue, à 50 kilomètres de Paris, à la limite de l’Eure-et-Loir, ça me donnait l’impression que tout était loin dans le temps et dans l’espace. J’avais l’impression d’attendre et toute cette attente me rendait neurasthénique. La vie défile devant tes yeux et tu peux pas te jeter dedans. La voiture, le train omnibus, le métro. J’ai longtemps eu le sentiment que je passerai ma vie à attendre que quelqu’un vienne me chercher. Et c’est toi qui est venue me chercher.

 

Oui, je te voulais. Je regardais aussi Paris de loin. On vivait au 13e étage d’une tour et ma chambre donnait sur la Tour Eiffel. Mais je pensais que je vivais à Paris. J’étais hyper fière de vivre si haut. La vie était solitaire, silencieuse, feutrée, avec une lumière très basse. Mon père écoutait de la musique constamment, c’était mélancolique et grave. Ça avait l’air important, actif et sérieux. Ça l'est toujours. On regardait des films avec le son très fort. Le quotidien était recouvert par ces ambiances cinématographiques, ça rendait la vie très intérieure. Ma mère n’aimait pas ça, elle est du côté de la vie au-dehors.

 

Avec mon père, on écoutait Demis Roussos et Tino Rossi, et comme il était cuisinier la semaine et traiteur le week-end, je passais beaucoup de temps à regarder ses avant-bras au travail, les manches retroussées. J’avais pas le droit de l’aider, ni de toucher à quoi que ce soit. Ma mère bossait aussi la semaine dans une entreprise, puis avec mon père le week-end tout en s’occupant de nous. Elle aimait faire une pause devant la Formule 1 à la télé le dimanche après-midi, elle voulait qu’on devienne des bolides. J’ai une petite sœur, de 3 ans ma cadette. Enfant, je la mettais dans une boîte en carton, et je la faisais rouler. Elle détestait les insectes et les miettes, alors je chassais des insectes, je récupérais des miettes et je les foutais dans son lit. Les crasses, c’était notre truc. Mais on aimait bien regarder les mêmes films d’horreur mille fois ensemble et plus tard le magazine dégueu Détective. Denise notre nourrice nous gardait parfois pendant des journées entières, une fois elle m’a demandé de torcher ma sœur, j’ai pas aimé. Maintenant elle mesure 1m85, 10 cm de plus que moi. 

 

J’idéalisais complètement le fait d’avoir une sœur quand j’étais enfant. La mienne c’était ma tante S. Je la rejoignais dans le sud pendant les vacances, elle et mes autres tantes. Là-bas, la mode était une obsession, et tout était à portée de main à condition de comprendre le tissu et de trouver le patron. C’était les années 90, les filles étaient athlétiques avec des épaules immenses. Je voulais être à la fois Grace Jones et Alaïa, me draper dans des aplats, coudre des longs tombés qui marquent les pas décidés, des structures tranchantes qui transforment les corps en cathédrales. On dessinait des faux catalogues qu’on plastifiait au scotch et on cousait de fausses marques sur nos vestes. Je ne crois pas qu’on voulait réellement acheter ces vêtements qu’on copiait. C’était pas un désir de luxe, c’était un désir de dépassement.

 

T’avais peur de quoi ?

 

D’Armageddon, parce qu’on me racontait que ça allait arriver. De mes pensées, aussi, lorsqu’elles étaient interdites. Et toi ?

 

Les dobermans m’ont appris à avoir peur de l’étranger. Chiennes de garde, chiennes méchantes, elles ont été dressées en allemand pour protéger notre territoire. À 4 ans mes parents m’ont emmenée voir le Mur de Berlin explosé à terre, la vision de cette frontière abolie n’a servi de leçon à personne. J’ai été élevée dans l’idée que tout ce qui se trouvait au-delà du grillage autour du pavillon était dangereux. Et si malgré tout, on s’aventurait dans la rue, il fallait être propre, le chignon bien fait, le brushing laqué, les cols en dentelle bien repassés. J’avais 10 ans, et ma sœur 7 quand notre médecin nous a prescrit du Médiator, une sorte d’amphétamine coupe-faim, pour qu’on soit bien présentable en société, et surtout pas grosses. Les comprimés étaient énormes et blancs, la boîte était bleue. Ça coinçait, j’arrivais pas à les avaler. Et ça m’a donné envie de cracher partout.

 

Ce matin j’étais avec J., on parlait de ces histoires d’enfance, de détermination, les questions rentrées de force, la colère qui gicle. Ton récit me fait penser qu’on s’est rencontrées en jouant, ensemble, de cette docilité mutuelle dont on ne parlait jamais, mais dont on avait conscience de maîtriser la sémantique et les implications. Je savais que tu savais que je savais. Les rôles s'inversaient à l'envi et impliquaient le risque de sincèrement s’abandonner. Je vois une forme supérieure de candeur dans cette conscience aiguë qui martèle qu'à tout moment, des os pourraient être broyés, mais que l'on s'appliquera à l'éviter. Puis on a passé un temps infini à se moquer du manque de courage général et des petites lâchetés qu’on observait autour de nous, c'est devenu notre sport préféré, et il y avait une matière infinie à commenter. On dit souvent qu’on partage les mêmes goûts et les mêmes colères mais il faudrait aussi consigner notre expertise en termes de dressage et de cruauté, et aussi un attachement pour la perversion qui braque la morale et la dépouille. En parlant de ça, as-tu trouvé la scène où Gayle Rubin fiste Michel Foucault ? Le peuple a faim.

 

J’ai des pistes, mais il va falloir l’écrire. Et je dois finir Taurine, mon prochain roman. Ça se passe à Salzburg en Autriche. Dans cette ville entourée de collines, il y a beaucoup de ravins, c’est très facile de se suicider. Ma protagoniste, Christa, boit beaucoup de Redbull, s’habille en Wolford, porte des bijoux Swarovski, son caniche s’appelle Amadeus : elle consomme, produit, digère, chie 100% made in Austria. À cause de toute cette dope, elle ne dort plus. Il va falloir qu’elle trouve des activités pour se dépenser. Je pense qu’elle s’inspirera de Sissi, de sa pratique quotidienne intense du sport, de l’auto-contrôle total de ses muscles et de ses affects, par un régime d’absorption basé sur le jus de viandes et plus tard d’héroïne. Le devoir d’incarnation de l’empire ou plutôt de la chute de l’empire la guidera. Christa sera entre Sissi et Arnold Schwarzenegger, cet autre héros autrichien. Il y aura beaucoup de chutes de corps et de pierres. 

5viande.jpeg
6viande.jpeg

Cindy Coutant et AI : The Creation of Meat,  pour l4bouche, 2023

X. me raconte qu’il est probablement très facile de pousser quelqu’un au suicide. Ce n’est pas une affaire de manipulation, dit-il, c’est une simple projection à susciter. Je crois tout ce qu’il dit. J’avais fait chuter de la viande dans mon texte « Le fluide parfait ». C’était très inspiré par les barbecues perpétuels du Wonder, et toute cette testostérone qui flottait dans l’air. Tout le monde avait l’air de bander en permanence et j’étais contaminée. J’avais fait des recherches pour voir quel type de viande pouvait tomber du ciel. Et il se trouve que des vaches emportées par les tornades peuvent retomber en morceaux à des distances très lointaines. Il y avait quelque chose de lyrique dans la vision de ce rameur en attente de ramer planté sur le rooftop, au sommet de Bagnolet. Je me figurais la machine et son positionnement altier comme le statement d’une vie : going hard for getting hard. Que désirer d’autre ? Nous voilà maintenant toutes les deux dans les romans nationaux et les hard bodies, de nouveau. Encore une histoire de testo et de corps dressés. C’est Zoë Sofia qui nous a menées là. Peut-être que je devrais nommer ma thèse « Testofutur : généalogie d’une débandaison occidentale », mais ça fait trop de mots qui n’existent pas. 

 

Tu viens de m’offrir ce livre de Ulrike Meinhof, le titre d’un des articles Pouding & Napalm m’obsède. J’ai eu envie de prendre de la testo en micro-dose pour soulager les douleurs de règles et être plus efficace, j’ai rêvé que j’aurais moins d’empathie, mais j’ai trop peur de perdre mes cheveux. De toute façon, la testo est insuffisante, le mouvement majoritaire du gastro-nationalisme nous contraint en nous gavant et fait de nous des bêtes domestiquées et traçables dont l’origine est contrôlée, sans même énoncer cette appellation. Il nous rend incontinent·e·x·s, et dans le même mouvement circulaire nous l’enrichissons avec nos propres excréments. Parfois même nous aimons ça. Je veux dire, souvent notre désir s’oriente vers ce qui nous est tendu, même si la main pue, vers ce qu’on ne désire pas forcément théoriquement mais qui nous hante. Et je l’ai compris par l’expérience, par la volonté et le travail de fiction : la modification de notre économie libidinale est possible. Oui, ça sonne prométhéen. Qu’est-ce qu’on attend de ce surpassement ? On ne croit pas forcément en la transcendance ou à la rédemption, enfin peut-être au dehors de ce vocabulaire, faut voir, c’est un autre chantier à déblayer.

 

On a l’habitude de corriger notre attitude au nom de fictions bien précises. On est même surentraînées. C’est une situation d’une banalité extrême. Je crois que c'est aussi ce qui nous sauve. J'aime l'idée de rédemption, dans sa version refroidie. Si on analyse le problème sous son aspect économique : que rédime-t-on, en échange de quoi ? Je pense que la fiction est tout à la fois le but et la monnaie d’échange. Le terrain qu'on connaît par cœur, celui qui nous piège, mais aussi celui dans lequel on peut s'absenter. Nous rachetons le supertexte de nos vies par proxys. C'est tout sauf une question individuelle. Et si « la poésie rémunère le défaut des langues », ça veut dire que le défaut est la condition de ce qui se rédime. Voilà pourquoi on ne croit pas à l’utopie : rien ne se passera au-dehors. Il faut exploiter l’indésirable de l’intérieur, quitte à le désirer, pour mieux le pervertir et tout lui extorquer.


Estelle Benazet Heugenhauser est écrivaine et chercheuse. Ses textes mettent en scène des corps qui s’éprouvent. Désir, faim, dépense génèrent l’action et métabolisent l’exercice du pouvoir. Son travail d’écriture mêle théorie et fiction. Il est diffusé sous forme de livre (Le régime parfait, Rotolux Press, 2022 ; Bêcher son visage, La Chambre verte, 2020) ; dans des revues (La Déferlante, Sabir, Sève, Trou Noir, AOC.media) ; lors de performances (Villa Belleville, Point FMR, Centre Pompidou) ; ou sous forme de pièces radiophoniques (DUUU radio).

Sa recherche doctorale en création littéraire s’intitule : Écrire avec les Affaméexs, manières de (se) nourrir dans la littérature contemporaine. E.B.H. y révèle les trajectoires de personnages à l’appétit et aux désirs contraints, qui déploient des stratégies troublantes ou violentes dans le but de déstabiliser, voire de renverser les ordres établis par le capitalisme patriarcal. Avec cette assemblée de figures, elle spécule pour la gouvernance d’une Organisation Mondiale des Affaméexs.

Cindy Coutant est artiste, chercheuse, éditrice et dirige le Bachelor [inter]action à la HEAD - Genève. Ses films, installations et lectures augmentées explorent les affects et régimes sensibles liés aux technologies où des pratiques sexuelles radicales forment l'hypothèse d'une résistance à l'instrumentalisation de la production des désirs et des identités. Sa recherche établit une généalogie du récit technologique à partir de 1984 pour cerner les opérations sémiotiques et rhétoriques à l’œuvre dans les représentations du progrès techno-scientifique et leurs effets performatifs sur le maintien d’un certain ordre symbolique et social. Elle envisage l’inquiétude des corps et l’indétermination des affects comme enjeux cruciaux pour l’industrie capitaliste, mais aussi comme fondement d’un autre récit technologique.


En 2020, Estelle Benazet Heugenhauser et Cindy Coutant fondent l4bouche. Le duo développe une pratique entre art et recherche par la traduction, la performance et l'exposition qui examine les réalités brutales nées du capitalisme tardif. l4bouche a notamment exposé et performé aux Limbes, Saint-Étienne ; à la Cité des arts, Paris ; au Centre Wallonie Bruxelles, Paris; à Thats what x said, Bruxelles et publié son premier livre Exterminer les fœtus : avortement, désarmement, sexo-sémiotique de l’extraterrestre en 2022 (coédition l4bouche/Excès), à partir de la traduction de l'article éponyme de Zoë Sofia écrit en 1984.

bottom of page