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entretien

Christophe Robe

avec Claire Colin-Collin

Cette possibilité

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Christophe Robe, 2021, acrylique sur toile, 30 x 20 cm

J’ai rencontré Christophe Robe à mon arrivée à Paris en 2014, en commençant par le croiser régulièrement dans les expositions que j’allais voir. Puis chacun.e de nous a été attentif.ive au travail de l’autre. Je l’ai convié à l’atelier l’an dernier, pour essayer de formuler ce qui me semblait être notre connivence dans la façon d’aborder la peinture.

Claire Colin-Collin : Lors de la table ronde organisée par Romain Mathieu à l’Ahah autour de « L’abstraction aujourd’hui », tu avais dit : « On y croit ». J’aimerais préciser cette position, peut-être commune ?

Christophe Robe : Je n’en vois pas d’autre. Qu’est-ce qui me retient ? C’est d’y croire. Croire que la peinture a une puissance possible. Croire que quelque chose peut encore se faire, et passer pour toi et pour les autres. Croire en cette possibilité. Faire confiance en sa puissance de convocation, d’échange… Je ne vois pas comment ça fonctionne autrement. Si tu te dis : « Mais croire, c’est un peu naïf ; le sens de l’histoire va ailleurs », c’est que tu crois à autre chose. À une autre façon de lire l’histoire du monde. On est tou.te.s dans un régime de croyances. On mise sur un truc plutôt qu’un autre. C’est tout.

À part ça, je ne vois pas. Il y a le plaisir sans doute, mais on pourrait aussi bien trouver du plaisir en allant boire un verre en terrasse.

 

Dans ce plaisir, il y a le besoin de se donner quelque chose à voir. Cet espoir de faire exister quelque chose qu’on n’avait jamais vu.

Oui, c’est croire dans ce sens où on se dit que quelque chose va arriver. On ne sait pas trop quoi mais quelque chose doit arriver : on va voir un élément qui va nous intéresser, nous intriguer.

 

Et avoir envie que quelque chose arrive, c’est être dans un état désarmé, proche de l’attente. C’est ça qu’on partage. Même si on ne fait pas la même peinture, on accepte cet état démuni. Presque a contrario du projet.

Être a contrario du projet, ça nous relie sûrement. Ce n’est pas une position nouvelle dans l’histoire de l’art. Revendiquer de ne pas avoir de projet, d’être plutôt dans un rapport de disponibilité vers ce qui va advenir, tout ça est très compliqué… Moi aussi je dis que mon projet est de ne pas avoir de projet. Quand je commence une peinture, ou un dessin, je ne sais pas du tout ce qui va arriver. Il y a une envie. Un désir de faire, de découvrir ce qui peut advenir. Il n’y a aucune image mentale. Il y a des gestes, des opérations, qui se répètent, se développent. Petit à petit, j’ai appris à voir ces gestes, à les repérer, à m’en saisir ou à les rejeter. Ça constitue un vocabulaire, contre lequel on lutte, parce qu’aussitôt que ça se met en place, c’est insupportable (rires). Donc on va le casser. En même temps, c’est le nôtre : on a des habitudes. Et puis on a envie d’avancer. Comment tu avances et avec quoi ? Si tout est trop ouvert, il n’y a rien qui puisse se faire ; si c’est trop fermé, il n’y a rien qui puisse se faire non plus. Ceci dit, l’idée de ne pas avoir de projet au sens de projeter quelque chose, de simplement se donner quelques règles de format ou de couleur, c’est une manière singulière de procéder qui est très différente d’une démarche conceptuelle par exemple. On regarde ce qui se passe, on réagit, dans une espèce de dialogue permanent avec ce qui est en train de se produire en temps réel.

 

« Ce qui est en train de se produire en temps réel ». Delphine Pouillé dit : « Mon travail, c’est d’être là au moment où il va falloir renoncer au projet ». Il s’agit de voir dans l’instant. C’est un désir d’étonnement : on attend quelque chose qu’on n’attend pas.

Oui. On a la même expérience : si tu fonctionnes sur des projets ou des idées précises, tu peux défendre ta position presque avant d’avoir commencé. Alors que là, c’est plutôt une attitude : tu ne peux pas augurer de ce qui va arriver et tu ne peux pas en dire grand chose. Il n’y a strictement rien à en dire, sinon : « Ce que j’ai envie de faire, c’est de faire l’expérience de ce qui va se passer en peinture lorsque je peins ». Être aux aguets.

 

Tu as utilisé le terme « défendre ». C’est ça qui a pris du temps : accepter de ne pas défendre. Ne rien vouloir défendre.

On a perdu beaucoup de temps à essayer de trouver des justifications d’avoir choisi la peinture, plutôt que de parler de ce qu’on était en train de faire, chacun.e. Alors que le sens n’est pas en dehors de l’activité. Il est dans l’activité-même. Et le fait de comprendre à quoi ça réfère, quelle fonction cela a pour soi, ce qui se joue dans cette activité-là, c’est long. Tant qu’on n’a pas pratiqué, rien ne peut être dit.

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Christophe Robe, 2020, acrylique sur toile,

240 x 190 cm

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Christophe Robe, 2020, acrylique sur toile,

240 x 190 cm

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Christophe Robe, 2020, acrylique sur toile,

80 x 60 cm

Comment décrirais-tu cette fonction ?

C’est proche de ce que tu disais de cette envie de regarder. Au bout de tant d’années, je m’aperçois que finalement, ma peinture a pour fonction de me révéler ce que je vois et que je ne sais pas que je vois. Ce que j’ai perçu et que je ne sais pas que j’ai perçu. Sans peindre, je n’ai aucune mémoire. Il n’y a rien du tout, j’oublie tout, tout le temps, rien ne semble me traverser. Je suis une sorte de nigaud, un peu interdit devant le monde. Quand je peins, je m’aperçois que la peinture vient me dire ce qui a été déposé. Elle vient me révéler ce que j’ai perçu, vu, et mémorisé. Elle vient révéler mon rapport au monde. Tant que le tableau n’est pas là, ça ne peut pas être dit. Il faut que le tableau soit devant moi et que je puisse le regarder en disant « Ah mais oui !». Cependant il ne s’agit pas pour autant de souvenirs précis au sens où on dit : « Je me souviens bien de la glace que j’ai mangée tel jour », mais de ce qui se dépose et se retisse en permanence en nous.

 

C’est en le vivant que tu le formules : ce n’est pas préalable.

C’est un constat, a posteriori. Cela ne peut pas être autrement. J’essaye de m’approcher d’une justesse en me disant : est-ce que je suis en train de faire le malin ? De me copier ? De faire des formes que je connais ? Est-ce que c’est juste ? Est-ce que ce que je me raconte est juste par rapport à ce qu’est le tableau devant moi ? Ou bien encore : est-ce que la peinture me dit quelque chose que je ne suis pas prêt à voir ?

 

On n’ose plus dire ce mot : « juste ». Pourtant, c’est fondateur : à un moment, on sent si c’est juste. C’est difficile de parler d’une expertise qu’on ne peut pas nommer, mais qu’on ressent. Ce n’est pas immédiat : il faut du temps pour sentir si la peinture est là. Mais comment le dire. C’est cette fragilité qui nous a fait mettre du temps à assumer : on avait à se défendre à l’endroit précis où on ne veut pas se défendre.

On nous demandait de nous défendre à un endroit qui ne nous intéresse pas.

 

Ce à quoi on travaille, c’est précisément le contraire de se défendre.

C’est vraiment le contraire. J’ai mis beaucoup de temps à l’accepter. C’est compliqué d’être à cet endroit-là. Qui n’est pas une lutte, ou une lutte contre soi. Si c’est uniquement une lutte, ça ne marche pas : il faut être disponible. Ça veut dire que c’est une tension… C’est compliqué d’être disponible, d’être à l’écoute, il y a un côté béni-oui-oui, alors qu’en fait c’est beaucoup plus complexe. Quelquefois, c’est accorder une attention d’un dixième de seconde et quelquefois c’est s’acharner. Ce n’est pas la béatitude, c’est une tension.

 

Une présence. C’est difficile de dire ces mots qui peuvent nous caricaturer. Souvent je suis rattrapée par une question face à certaines peintures : est-ce que c’est assez ? Il y a ce rapport au peu, au presque rien, à une précision qui peut paraître dérisoire.

D’autant que « le peu » renvoie à des tas d’histoires de la peinture dans lesquelles on n’a pas forcément envie d’être. Dès que tu commences à peindre, tu as toute l’histoire de la peinture, des grottes de Lascaux à nos jours, qui te tombe dessus. Tu ne peux pas te faire croire que tu es tout.e seul.e et que tu inventes tout. Tu es lié.e à une épaisseur de l’histoire. Ça peut t’écrabouiller, c’est écrasant, mais ce que je trouve intéressant, c’est que ça te relie : tu es en dialogue. Le terrain est miné, mais tu es porteur.euse de ce terrain-là, porteur.euse d’un contexte. Nous ne sommes pas des monades isolées. On est pétri.e de l’histoire commune et de notre histoire intime, de nos trajectoires individuelles et de la grande histoire. C’est ça qui fait l’humanité, on ne peut pas faire autrement. On est des héritier.e.s. Au moins, en peinture, c’est clair.

 

Il y a un acte qu’on rejoue, qui remonte aux peintures rupestres. C’est un paradoxe entre cette histoire très dense qu’on trimballe et la recherche de la première fois. Parce que dans chaque peinture, on désire une première fois.

Bien sûr. Puisqu’on la rejoue pour soi et qu’on veut découvrir quelque chose pour soi. Que ce soit excitant. On vérifie comment on fait avec, pour soi-même. En tous cas, on ne peut pas se faire croire que le médium va suffire à faire de la nouveauté.

 

Comment expliquer pourquoi une peinture existe ou pas ? Pourquoi elle « tient » ? La question se pose sans cesse à l’atelier. Comment savoir si on a envie que ça continue d’exister comme ça ? Ce n’est pas avec des mots qu’on résout cette question. C’est avec le regard.

Quand c’est uniquement avec des mots, je me plante. Ça ne résout rien, ça vient juste mettre le bazar. Et c’est long. Des fois, c’est rapide parce qu’il y a une évidence, tu te dis : « Ça marche ». Ou bien « Ce n’est pas ce que je voulais mais ça marche » (rires).

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Claire Colin-Collin, 2023, vue de l’exposition “Au côté droit” à l’Espace d’art contemporain Les Roches © Blaise Adilon

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Claire Colin-Collin, 2023, vue de l’exposition “Au côté droit” à l’Espace d’art contemporain Les Roches © Blaise Adilon

Oui, des fois, c’est instantané. Il y a des peintures qu’on sent tout de suite être là. Chez toi, il y a une combinaison de phénomènes.

J’associe en permanence des registres variés. Je peux autant avoir besoin d’une ligne distanciée que d’un geste très direct. C’est dans l’accumulation de temps et d'énergies différents que ça va se faire. Je ne sais jamais d’avance. C’est ça qui m’intéresse : mettre le bazar, et me dire « Maintenant qu’il y a ce truc-là, comment je vais m’en sortir ? ». Si je suis très honnête, voilà : j’ai envie que le tableau existe. Comment il va tenir ? Cette aventure m’intéresse. Je vais créer des événements et me dire « Qu’est-ce que ça me fait ? Comment je m’en sors ? ». Et ce temps de perception vient m’indiquer ce que je vois de la peinture, qui me dit ce que j’ai perçu. Le tableau est fini quand il vient dire ce frottement aux choses. S’il est trop fermé, ça ne marche pas, s’il est trop bavard, ça ne marche pas non plus… Les gestes, l’accumulation de signes, de formes, de couleurs, d’effacements, de reprises, etc, constituent cette espèce de limon. C’est dans la fabrication-même qu’il y a quelque chose qui se constitue, qui se dit, ou plus exactement qui se montre.

 

Quelque chose « prend ». Sylvain Roche emploie le mot « sérendipité » : tu découvres quelque chose en cherchant autre chose. Ce qui se passe et qu’on n’attendait pas est plus important que tout ce qu’on peut vouloir.

Quand je veux trop, ça ne marche pas. C’est une catastrophe. Je suis dans un travail de fourmi. De fabrication permanente. Faire et défaire, recouvrir… C’est dans un tissage de gestes contradictoires que la peinture se réalise, afin que quelque chose d’improbable puisse arriver.

 

Je suis parfois obligée d’oublier ce que je vois pour pouvoir faire.

Je me mets dans cette attitude aussi, quand le tableau ne fonctionne pas. Tu ne fermes pas les yeux mais presque… Tu crées une sorte d’amnésie momentanée de ce qui était là, pour réussir à bousculer la situation. Tu relances les dés. C’est vrai qu’il faut presque ne pas voir, ou ne pas savoir… Si c’est trop volontaire et que tu casses tout, on voit que tu l’as cassé volontairement. Donc il y a une espèce d’intention sans intention à trouver qui est bizarre. Ce n’est pas facile.

 

C’est accepter de faire confiance à ce qui nous échappe. Des fois, je me demande quel crédit je donne à ça : que mon corps va savoir où aller à ma place. Parce qu’il porte toute notre histoire : des lignes de force, des blessures… et finalement la peinture le donne à voir.

Oui. Que ce soit dans une réduction comme toi ou une surenchère comme moi.

 

La peinture imprime ton corps. C’est là aussi où on ne peut pas être défensif.ive.s. Mais ça définit une position. Est-ce qu’une timidité nous empêche encore de l'affirmer ?

Sans doute.

 

Sans se mettre en guerre. Quelque chose qu’on revendiquerait comme notre justesse.

C’est vrai que quand on est trop vindicatif.ive - même si je le suis souvent - ce n’est pas intéressant. Quel type de régime de parole juste peut-on avoir ? Parce qu’on est dans un moment historique où une œuvre d’art ne peut plus être lue sans appareillage critique pour exister dans le champ de l’art contemporain. On ne veut pas en passer par là, mais c’est le jeu dans lequel on est. Tous les mots qu’on emploie - attente, disponibilité - sont très usités par une partie de l’art moderne. Et même si on ne dit pas tout à fait la même chose, on n’invente pas d’autre vocabulaire non plus… Donc c’est difficile de définir, de revendiquer.

 

Ces mots sont ceux de l’expressionnisme abstrait ?

Par exemple, ou bien tu citais les propos de Bram Van Velde : c’est une figure emblématique singulière qui nous a tous nourris. En même temps, je me sens à des kilomètres de lui. Ce n’est pas mon histoire. C’est un commun de références, mais… 

 

La peinture demande du temps. Besoin de temps pour la faire, besoin de temps pour la voir. Aujourd’hui, tout doit être vu et compris très vite, alors que nous sommes dans un temps long.

Tu as raison. Ça me met souvent en colère. Pourquoi tout un régime de parole et d’attitudes n’aurait pas droit de cité ? Ça ne me paraît pas justifié. Pourquoi mon expérience sensible serait moins juste que celle de mon.ma voisin.e ? On est un certain nombre à avoir envie de vivre ces expériences-là et on n’est pas hors sol ! On n’est pas moins dans notre temps que les autres individus. Bien sûr, c’est plus difficile de dire « Je ne sais pas trop, faut voir… » que « Moi j’ai la vérité, je vais vous expliquer : ça c’est ça et ça c’est ça. Le monde est comme ça et pas autrement».

On aime une œuvre quand l’artiste a vraiment fait une expérience, lorsqu’il a été entier à son affaire et nous donne accès à ce qui s’est passé pour lui. C’est là que c’est vraiment partageable. On peut dire « Ce qui nous intéresse, c’est cette expérience-là, qu’on a envie de mener dans nos ateliers et qui nous importe chez les autres ». Ça, c’est revendicable peut-être. Mais là encore, les mots sont risqués, si on dit « sincérité ». Nathalie Heinich explique que la sincérité appartient à la modernité, mais que maintenant ce n’est plus une question. Mais moi ça m’importe. Ce n’est pas suffisant pour justifier un travail - tu peux être sincère et nul  - mais quand ce n’est que du jeu, de la distance, de l’ironie, de la rhétorique, ça ne m’intéresse pas. Partager ça ne m’intéresse pas. Alors que partager l’expérience de quelqu’un qui s’y colle et va le transmettre, ça me remplit. Ça m’aide, ça me nourrit. Pourrait-on dire un autre mot que la sincérité pour que ce ne soit pas autant décrié ?

 

Je ne sais pas. Ce qui relève de l’expérience sensible d’une forme est relégué à l’art moderne et ce qui relève d’une re-définition de l’art, c’est l’art contemporain.

On n’a pas assez dit la perception, la saveur, la dimension physique de la peinture.

Au-delà de tout ce qu’on a dit, cette question est très importante. Ce qui nous attire dans la peinture, c’est que c’est un lieu d’apparition des images qui n’a pas d’équivalent. L’expérience perceptive qu’on a d’un tableau est très spécifique. C’est la dimension optique et haptique de la peinture - ce rapport direct à une matérialité - qui m’intéresse. Cette expérience du regard, tu ne l’as pas ailleurs. Ça ne veut pas dire que je ne suis pas bouleversé par des installations, des photos ou des vidéos, ça veut dire que ce n’est pas la même expérience. La peinture, c’est un objet : tu ne peux pas dissocier l’image de la peinture. Il faut être là, devant le truc. Qui te dit quelque chose ou qui ne te dit rien. Qui vient te dire « Qu’est-ce que tu regardes, mon gars ? » (Rires). Qui a une présence physique. Qui te propose une expérience d’un corps face à un autre corps.

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Christophe Robe, 2022, vue de l’exposition “Astéroïde & Aquarium” à la galerie Jean Fournier

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Christophe Robe, encre de chine, 21 x 14,8 cm

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