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variation

par Irmeli Kasurinen, critique d’art basée loin, texte traduit du finlandais par Matti Mikonen

Ça, on l’écrira pas !

Ou 

« la vengeance du plat qui passe directement du congélateur au sauna »*

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La critique d'art en discussion avec un artiste et un commissaire d'exposition

Les interviews se suivent selon le même rituel. Une prise de contact enthousiaste au cours de laquelle on convient d’une date, le jour venu on passe un moment ensemble, il arrive que le parole devienne intime ou qu’on se dise des choses intéressantes ; moi j’essaie toujours d’aller chercher les personnes un peu à la marge de ce qu’elles ont déjà confié à d’autres journalistes, de favoriser la spontanéité, si possible l’humour. 

Mais souvent dès la discussion je crains déjà que certains passages que je trouve intéressants soient supprimés dans le final cut, surtout dans le cas des interviews avec des personnalités institutionnel·les.

Il faut reconnaître qu’écrire une interview est un drôle d’exercice: on écrit soi, telle qu’on entend - ou telle qu’on peut l’entendre - la parole de l’autre, le tout dans un style vivant, parce que c’est rare que quelqu’un·e parle comme un robot. En tout cas pour moi, une interview n’est pas un exposé de bonnes intentions ou d’autopromotion, rythmé par deux ou trois questions qui donnent le change. En principe, non, les échanges doivent se lire comme une pensée en train de se formuler, en sentant la temporalité de l’oralité.  Voilà ce qui donne envie de lire une interview.

Revenons à la fabrication de la chose. Après l’enregistrement, le plus gros du travail reste à faire, un travail solitaire d’écoute de la langue de l’autre pour la convertir, dans son rythme propre, en écriture. J’imagine que cela se rapproche de l’écriture de dialogues dans les romans ou au cinéma. Des questions se posent, par exemple, lorsque l’interviewé·e répète un tic de langage à la mode, tel que « le projet porté par », « l’initiative portée par », faut-il les conserver ou en retirer ? Bref, de multiples ajustements sont nécessaires, jusqu’à des é-agencements de parties lorsque la discussion a été, disons, foisonnante. Une bonne semaine de boulot est nécessaire, qui donnera lieu ensuite à des corrections parfois conséquentes de la part de l’interviewé·e  dont il faudra discuter sous la forme de commentaires à valider/refuser encadrés sur le côté du document. C’est là l’étape la plus désagréable. 

Alors, c’est vrai, c’est à ellui qu’on attribuera les paroles écrites dans l’interview… Pour autant, faut-il absolument que tout soit bien policé ? Pourquoi tout ce cirque si c’est pour produire un morne document officiel sans points de vue incarnés ? Qui a envie de lire ça ? Pire, qui a envie d’un monde où tout est comme ça, c’est-à-dire où les paroles sont réduites à de la communication. Les institutions ont des services pour ça. Ce n’est pas à la presse de le faire. 

 

Formée à l’intersubjectivité à l’université de Tampere, j’ai toujours envisagé les interviews avec cet espoir que le sens naît dans l’entre-deux des sujets, parfois heureusement ça se fait ainsi. Sinon je crois bien que j’aurais arrêté ce métier et serais partie vivre au fin fond de nos forêts de pins septentrionales.

 

Mais assez déballés les états d’âme de la critique d’art ! Place à l’autofiction pour traiter les problèmes en un coup de baguette magique et, bien évidemment, comme il est dit dans les génériques des films, toute ressemblance avec des personnes ayant réellement existé, etc. n’est que pure coïncidence.

Irmeli Kasurinen : Bonjour ! Comment allez-vous ?

 

X : Ben, la forme, comme toujours j’ai envie dire, hé hé, l’exposition est un tel succès !!! Au vernissage les gens étaient heureux de voir les œuvres, ils faisaient la fête dans les salles, on a tellement besoin d’art vous comprenez ! L’interview paraitra quand ? 

 

Oula…je ne sais pas encore, je vous dirai … On va déjà la faire si vous voulez bien…  je vais commencer par sortir mon téléphone, pour enregistrer, c’est toujours ce qui me stresse le plus… … 3 2 1 🔴 c’est bon, ça marche… Une exposition d’art actuel, ambitieuse, qui rencontre son public, qui plus est localement, c’est en effet formidable. Il faut dire que le thème mis en avant s’y prête, comment l’avez-vous choisi par rapport à l’histoire du lieu ?

 

Ah mais ça commence pour de vrai là ??? Il faut que je fasse attention à ce que je dis alors (rires). Alors, mon projet…

 

Oui, oui, c’est effectivement ce que j’ai lu dans le communiqué de presse, vous pourriez m’en dire un peu plus ? 

 

Je ne sais pas trop si je peux (rires) 

 

En ce moment, politiquement c’est compliqué, il y a de grosses coupes de subventions dans le pays, comment ça se passe pour vous ? 

 

Alors détrompez-vous, de notre côté, c’est formidable, nous sommes très soutenus par nos tutelles, le dialogue est très bon avec les élus, la région… 

 

Même avec la présidence de Vaukierinen ?

 

Même avec la présidence de Vaukierinen (les rires se raréfient).

 

Non, mais vous savez, la presse peut être un endroit où on aborde les problèmes, où on peut tenir le public informé de ce qu’il se passe, on le formulera avec circonspection, par exemple, on voit bien que pour votre exposition vous n’avez pas eu un budget de production faramineux. 

 

Ça se voit à ce point ? 

 

Ben oui. 

 

Bon, mais ça, on l’écrira pas ?! 

 

Noooon, bien sûr, pas comme ça ! 

(Silence embarrassé)

Car tout de même, les centres d’art ne se portent pas tous très bien, ce n’est pas un secret. Avec votre équipe, ça va ? 

 

Mon équipe, mon équipe… l’équipe c’est moi, mon assistante qui travaille en auto-entreprenariat, une service civique à l’accueil et un régisseur en vacation, mais ça on l’écrira pas non plus. 

 

Enfin pourquoi pas ? Ce ne serait pas mieux au contraire si le public savait dans quelles conditions vous travaillez ? Il y a un tel fantasme sur des sommes et des sommes d’argent public alloué à la culture, comme si la vente d’un tableau à des millions une fois tous les dix ans chez Christie’s était la norme, alors qu’en réalité notre économie est fragile.

 

C’est sûr qu’ici, dans nos régions, loin d’Helsinki, on est obligé de bricoler, d’être très polyvalent, mais nous allons attendre un stade critique, et organiser moins d’expositions, ou plutôt des expositions qui durent plus longtemps. Et puis, au point où on en est de cette discussion, je peux vous dire qu’il y a des artistes, franchement, qu’est-ce qu’iels peuvent être sur les nerfs ! La dernière exposition nous a épuisée·s. 

 

Tout ralentir, ce ne serait peut-être pas plus mal ? Imaginez, voir moins d’expositions, moins d’œuvres, venir à plusieurs reprises et rester devant une image ou un objet d’un quart d’heure plutôt que 30 secondes… Arrêter cette course perpétuelle, les “tu as vu ceci” et “tu n’as pas vu cela, comment ???? Tu ne l’as pas vu ? Tu n’as pas fait cette expooooo ????” Assez !!!

 

Sur le fond je suis d’accord, mais moins d’expo, cela fait moins de production, moins d’argent pour les artistes, mon régisseur sera au chômage et on nous tombera dessus parce que nous ne serons pas éthiques sur les conditions économiques. Vous voyez, c’est pas simple !

 

Il faudrait tout changer, à commencer justement par l’économie, instaurer un revenu universel, pour ne plus dépendre de la production du point de vue quantitatif. Qu’on retrouve un peu de sérénité. 

 

Et du plaisir à travailler. Au départ, c’était ce que je recherchais en me vouant à l’art.

 

En effet, c’est à priori l’un des intérêts… vous, vous l’avez perdu ce plaisir ? 

 

Je ne me pose même plus la question !

 

Carrément ???

 

Carrément. 

 

Hummm, ça va pas fort en fait ? 

 

À ce stade de l’échange, la personne interviewée raconte son burn-out et ses déceptions, l’envie de changer de métier qui lui traverse régulièrement l’esprit, pour se consacrer à des choses, sinon plus simples, au moins apparemment plus utiles, et puis non, elle y croit malgré tout, et tout d’un coup se ressaisit : 

 

Rassurez-moi, tout ça on l’écrira pas, n’est-ce pas ?!

Post-scriptum : 

Oui, les interviews se suivent et la difficulté d’écrire en échappant au devenir « com » auquel on veut nous réduire est de plus en plus pesante, encore une fois principalement lorsqu’on travaille avec les grosses institutions (mais pas toutes). Pour preuve, voici un message reçu il y a quelques jours à propos d’une autre interview à laquelle j’avais consacré un temps incroyable.

« Chère Irmeli, l’entretien n’est pas encore en ligne car il a fallu entièrement le reprendre, le comité éditorial n’a pas validé son parti pris. J’ai dû le reprendre, enlever, ajouter un paragraphe et reprendre. Le document est actuellement en validation par les conservateurs du musée d’Helsinki. Ne le prends pas mal, j’espère. Il faut rester neutre pour les documents dédiés aux publics. De toute façon plus aucun texte en ligne n’est signé d’un nom d’auteur, ils sont désormais publiés comme une production du service culturel. Tu trouveras les versions réactualisées et augmentées en bas de la home page.

 A bientôt ! »

 

* traduction d’un proverbe contemporain finlandais que le français n’exprime pas tout à fait adéquatement. D’autres expressions çà et là ont été traduites tant bien que mal.

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