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conversation

JV : Bonjour à toutes et à tous ! Afin de lancer cette discussion, je souhaitais dire quelques mots par rapport à ce qui nous réunit aujourd’hui. Nous avons pour habitude avec Possible d’ouvrir nos numéros par une conversation avec différent•es interlocuteur•ices. Dans la période que nous connaissons, nous avons souhaité vous inviter pour discuter de nouvelles modalités d’écriture. Faut-il réinventer, à la faveur de cette crise, de nouvelles formes de critique d’art ? Ces nouvelles formes doivent-elles passer par l’écriture, par des supports innovants ? Nous nous interrogions donc selon deux grands axes : tout d’abord, en nous demandant ce que cette crise — et l’amenuisement des possibilités de voir des œuvres, notamment — change au niveau de nos pratiques. Ensuite, comment les plateformes de diffusion réagissent à cet épisode récent. Avant d’entamer la discussion, pourriez-vous vous présenter en quelques mots ? 


ILG : Je suis journaliste, et n’ai pas d’autre pratique que l’écriture. Le terme de journalisme me paraît important à revendiquer aujourd'hui, bien qu'il me semble dangereux de vouloir dissocier le journalisme de la critique d'art qui, si on reprend la fameuse distinction de Roland Barthes entre l’écrivain et l’écrivant – l’écrivain travaillant sur la langue et l’écrivant sur des contenus – se situent plus du côté de l’écrivant. Parler de critique d'art, c'est d'abord évoquer des formats établis. Pour ma part, j'écris toutes les semaines, je dois remplir des cases et des formats qui me précèdent, comme la revue d'exposition, l'interview ou l'essai. À partir de là, il est compliqué de réformer le système de l’intérieur, mais c’est pourtant ce à quoi nous avons assisté cette année. Un grand mouvement de réforme des institutions de l’intérieur était en marche, et la temporalité s’est accélérée d’un coup. Le monde de l’art, avant cette crise, était plutôt réformiste, avait conscience que les structures devaient être modifiées. Et soudainement, les impasses se sont manifestées de manière d’autant plus urgente et pratique. Nous sommes passé•es à la construction d’alternatives vraiment autonomes en tant que structures, comme une manière de recharger le bras déconstructeur qui commence à être lourd d’affects un peu plus positifs. J’ai vu apparaître dans le champ de la critique d’art et du côté des artistes, un renouveau des plateformes Internet, qui sont une alternative aux institutions. Cette année, j’ai été très intéressée par la prise en charge des fonctions de l’école par la création pendant le premier confinement d’une plateforme, Dark Study, à l’initiative de trois artistes et chercheurs, et qui entend délivrer un diplôme de MFA. On assiste à la résurgence d’une approche un peu utopique des outils numériques, comme dans les années 1990 ou 2010 : c’est une manière d’aller plus vite, d’avoir une emprise sur le réel, en débordant l’urgence de la réforme.
 
FR : De mon côté, j’ai une pratique d’écriture, mais je n’ai pas suivi de cursus universitaire dans ce domaine. J’ai une formation de paléontologue géologue, puis j’ai suivi des études à la HEAD à Genève, où j’enseigne actuellement l’écriture et la pop culture. Je ne suis pas critique d’art, je n’écris pas sur l’art, j’écris à partir de l’art, et notamment des fictions. Comme je travaille souvent sur des commandes, la situation n’a pas changé ma façon d’écrire. En revanche, la situation a affecté ma position d’enseignante en école d’art. Avec les étudiant•es, nous avons dû apprendre le fonctionnement de nouveaux outils, cela a creusé les différences sociales qui existaient déjà. Je lis un peu de critiques d’art, mais surtout beaucoup de textes d’artistes, et c’est plutôt cela que je fais découvrir aux étudiant•es. 
 
EM : Pour ma part, je suis directeur du centre d’art de la Villa Arson à Nice, et co-fondateur avec Luc Clément de la revue en ligne Switch (on Paper), fondé il y un peu plus de deux ans. Ce média est né d’un essoufflement d’expérience que je ressentais à la Villa Arson. Nous enchaînons les expositions les unes après les autres, et je me suis senti, au fil du temps, dépossédé de ce cycle en brochettes. Je me suis dit que ce serait vraiment bien de prendre le temps de réfléchir, d’être un peu plus curieux, plus prospectif, sur ce qu’on faisait et ce qu’on montrait. Dans Switch (on Paper), on défend une écriture forensique, un terme qui est encore très peu utilisé en France. C’est une écriture qui creuse par couches, par strates, les informations que l’on peut donner sur une œuvre ou un phénomène culturel, artistique, en allant chercher différents types de références pour construire une pensée critique. J’ai eu la chance, il y a quelques années, de rencontrer le philosophe Jean-Pierre Cometti qui m’a initié à cette logique pragmatiste, qui influe beaucoup sur l’esprit de la revue.
 
MZ : Je voulais vous interroger sur l’usage de la fiction. Camille soulevait l’idée selon laquelle le fait de ne pas avoir accès aux œuvres avait peut-être relancé cette question. Pourrions-nous dire que la fiction devient un outil ces derniers temps, en faisant récit ou expérience ? 
 
FR : Dans ma pratique, je n’ai pas forcément besoin de voir les œuvres, et je pars souvent d’elles en les prenant pour prétextes, comme dans mon dernier livre, Le déclin du professeur de tennis. Je ne veux pas non plus trop connaître le contexte des œuvres, que j’utilise dans un jeu un peu perecquien pour écrire des fables. J’encourage beaucoup les étudiant•es à aller du côté de la fiction à partir de leurs œuvres et de celles des autres. D’ailleurs, au cours de ces deux semestres, depuis le début de la crise, l’écriture s’est beaucoup développée pour eux et elles, c’est devenu une valeur refuge puisqu’il leur était impossible de venir travailler à l’atelier. 
 
CMP : Je trouve ça d’autant plus intéressant que sinon on se retrouve dans des contextes où ces grandes thématiques qui traversent les discours, traversent aussi les pratiques, et rejoignent cette catégorie du commentaire dont vous parliez. Ça ne reste que des façons de commenter quelque chose de l’actuel. Tandis que quand on revient à la matérialité, on est obligés de se confronter au fait que ce sont à minima des objets qui existent dans un espace et dans un temps. Souvent j’ai l’impression que la fonction du critique est d’engager l’artiste à avoir la responsabilité de son geste au lieu de celle de la parole. Je n’exclue pas que l’artiste ait quelque chose à dire. Il ne peut simplement pas avoir le dernier mot sur son geste. Sinon le geste est limité, castré. J’entends par là que votre questionnement me semble tout à fait légitime aujourd’hui et cela d’autant plus que la gestion de la crise sanitaire a eu pour conséquence une forme de manque, très relative quand on la replace face à la saturation des écrans, et à ce qu’ils comportent d’informations et de commentaires, mais cet espace du manque renouvelle la question de la matérialité et donc des conditions d’apparition des gestes mêmes.


 
CP : Par rapport à ces manques et à ces désirs de retrouvailles, j’aurais souhaité rebondir pour poser une question à Éric par rapport à Switch (on Paper) :  qu’est-ce qui a changé par rapport à la fréquentation de votre site Internet au moment du confinement ? Pour beaucoup de personnes dans le secteur culturel, l’absence de cinémas, de théâtres, de musées a conduit à se tourner vers les formes numériques : textes, podcasts, vidéos, jusqu’à la surcharge de contenus. Avez-vous vu un changement à ce moment-là ?
 
EM : Les choses ont beaucoup évolué depuis le mois de mars, et continuent d’ailleurs à bouger. On a vu un véritable basculement au moment du début de la crise sanitaire : nous avons beaucoup écrit, été très actifs, et il y a eu une augmentation sensible de la fréquentation et de la lecture. Mais dès le début du déconfinement, nous avons ressenti un essoufflement. Le pic de fréquentation que nous avions connu n’a jamais été retrouvé, même si nous avons réfléchi tout l’été à une façon de relancer cette dynamique. En discutant avec des camarades responsables d’autres structures, je constate que les tendances sont à peu près les mêmes. 
 
MZ : Sur cette question des plateformes, Ingrid, tu as été une fine observatrice de la plateforme DIS magazine, qui s’est mise en place à la suite de la crise économique de 2008. Le mot crise est lié, nous le savons, à la question de la critique, de la séparation et du jugement. Ce que l’on perçoit tous•tes depuis quelques années, c’est que s’opère un renversement de la critique qui, d’une forme verticale, tend vers l’horizontalité. On écrit avec, pour et non plus uniquement sur les artistes. Tout en développant des réserves avec DIS, dont tu pointes l’homogénéisation esthétique et générationnelle, tu évoquais la question du langage et du « post-texte ». Alors que certain•es critiques ont, ou avaient, un langage hermétique ou d’initiés, tu remarques la fusion du texte et de l’image, en précisant que finalement il y a quelque chose de plus sensible qui accompagne cette transformation. Est-ce que tu pourrais nous en parler davantage, ou voir dans quelle mesure ce qui s’est mis en place en termes d’expérience d’écriture, de pensée, de langage avec DIS, peut prendre aujourd’hui un nouvel essor avec les plateformes Dark Study ou New Scenario ?
 
ILG : Aujourd’hui, il y a une construction, une économie de l’art contemporain qui passe par des structures de validation qui définissent ce qui est établi comme tel. Si on suit cette piste en se disant que la critique d’art est forcément, actuellement, une critique de l’art contemporain, même lorsqu’elle critique ce système-là, les formes les plus récentes ou les plus efficaces sont celles qui sont liées à la visualité. J’ai l’impression qu’il y a aujourd’hui un renouveau de la critique institutionnelle qui passe par des comptes instagram de mèmes, qui sont pertinents dans leur travail de définition du monde de l’art, ou de ce qu’est être un artiste contemporain aujourd’hui. Ce qui est intéressant avec les mèmes, c’est que ce sont des modèles établis, avec des templates à remplir avec quelques éléments de langage. Évidemment, ça ne peut pas constituer une critique sur le long terme, mais on est encore face à ces questions de temporalité : l’urgence fait émerger un renouveau, pose certains grands angles problématiques. Je m’étais intéressée à différentes interfaces, comme DIS, Dark Study ou The White Pube, et j’observais que ces plateformes prenaient en charge toutes les fonctions du monde de l’art : la critique, la vente, l’exposition, le soutien d’artistes par le fait de cagnottes pendant le confinement… Parce qu’on est dans un temps d’urgence, on a des formes de communication qui sont beaucoup plus directes, et on assiste à une tentative d’autonomisation des modèles de plateformes. La question de la gratuité est par ailleurs toujours au centre des débats, puisqu’on a besoin de moins de moyens pour mettre en place des structures aujourd’hui. Une référence intéressante de ce point de vue là, c’est le travail qu’a fait McKenzie Wark à partir du manifeste hacker, où elle pointe l’émergence d’une nouvelle classe « vectorialiste », qui contrôle les outils de production. On a, tout au long des périodes de crise, des remises sur le tapis de ces idées-là, d’un accès libre, inclusif, avec toutes les nuances que chaque période historique apporte.
 
MZ : L’art contemporain est en effet traversé par de nombreux enjeux sociétaux, politiques, économiques, et remises en question d’ordre structurel. Je me demandais si en travaillant cette forme d’écriture post-textuelle, voire mémétique, il y avait la volonté d’élargir les publics, voire de mobiliser l’opinion publique ? J’ai le sentiment que les expérimentations, faites par les critiques d’art professionnel•les pour aller vers davantage de publics, passent aussi par l’écriture. On constate le retour de la poésie, on travaille beaucoup la forme. 
 
ILG : Pour moi justement, la critique d’art est très fermée parce qu’elle touche des gens qui ont conscience des codes du monde de l’art contemporain, de son économie et de ses artistes. Mais cela touche aussi des personnes qui veulent sortir de ces codes-là. C’est une espèce de travail en interne, de réflexion pour sortir de certaines structures de réception et de production héritées, non choisies.
 
FR : La culture du mème m’intéresse, je la découvre à travers mes étudiants•es, mais il me manque parfois des codes. Je suis très attachée au livre comme objet, et je vois qu’il y a des formats qui se prêtent davantage à l’imprimé qu’à la lecture sur l’écran, où les textes sont souvent trop longs. 
 
EM : C’est un sujet très complexe, il est difficile de sortir du monde de l’art et de ses codes. Nous avons opté avec Switch (on Paper) pour une plateforme digitale, avec le plus possible de podcasts, de vidéos, d’être en phase avec une actualité numérique et des modes de lecture contemporains, mais en respectant quand même l’écrit. La plupart des textes sont des formats assez conséquents, de minimum 20 000 signes. On sait que c’est long, que cela ne fait pas partie des habitudes de lecture du numérique, mais on l’assume quand même, peut-être à tort, l’avenir nous le dira ! On veut encore croire que ce temps de lecture, de l’enquête, de l’investigation, est nécessaire. On croit aussi en une chose : notre monde est saturé d’informations, par l’infobésité numérique. On se définit donc comme un slow media, qui prend le temps de ne pas consommer l’information de manière rapide et superficielle, d’aller au cœur des choses. On se méfie beaucoup du dépassement de l’écriture évoqué par Ingrid, l’écriture des réseaux sociaux en raccourci, la phrase-slogan. En revanche, je voulais revenir sur ce que tu évoquais Marion sur la nécessité de la poésie. J’ai toujours été intéressé par la poésie, notamment sonore, et nous essayons de l’évoquer le plus possible dans Switch (on Paper), notamment avec des articles récents sur Sophie Podolski ou Kathy Acker. Mais écrire sur l’art avec ces formes-là est une gageure, un défi. Parfois, je nous trouve trop académiques et je souhaiterais que l’on se débride, qu’on se lâche, mais ce n’est pas facile. 
 
MZ : J’ai quand même l’impression que cela s’expérimente de plus en plus. La génération de critiques que je côtoie est typiquement dans ce genre d’expériences et de pensées. 
 
EM
: Je trouve que le podcast est plus adapté à la poésie. Beaucoup de ce que je lis en poésie contemporaine n’invente pas grand-chose. Il s’agit de resucées de choses que l’on lisait déjà dans le passé, des nouvelles formes d’académisme dans l’écriture, alors que le son permet une liberté de ton, d’intonation ou d’incarnation qui est totalement différente de l’écriture.
 
FR : Par rapport à mon expérience d’enseignante, je dois dire que tous mes étudiant•es écrivent de la poésie ! C’est un intérêt énorme pour elles et eux, et le matériau qu’ils•elles utilisent, découle souvent de leurs conversations WhatsApp ou de leurs posts Instagram. Toutefois, je constate qu’il•elles sont très attaché•es aux livres d’artistes, et aiment, à partir de tous ces outils technologiques, faire des objets papiers.
 
CK : Je voulais revenir sur des mots de vocabulaire. J’ai découvert ce mot de forensique, Fabienne vous êtes géologue, on a évoqué les notions d’oblique, d’horizontalité. Par l’écriture, on peut créer de nouveaux reliefs, y aurait-il un rapport entre ces questions ? Ingrid, tu parlais aussi d’utopie, de désir sécessionniste, et Fabienne de cet intérêt pour le livre.
 
FR : Je suis géologue mais je préfère les métaphores culinaires pour parler d’écriture. Écrire, c’est comme faire des lasagnes : on empile des couches, on rajoute du liquide, différentes sauces, on peut même agrémenter de cornichons. Je veux montrer aux étudiant•es que l’écriture est un matériau comme un autre, à expérimenter comme le reste. 
 
CP : J’aurais souhaité que l’on discute de questions liées à la temporalité : celle de la lecture des personnes qui nous lisent, mais aussi celle de l’écriture des textes. Je pense que nous avons tous•tes expérimenté•es des temps un peu pénibles pendant les confinements. Ingrid, comme moi tu as écrit des comptes rendus d’expositions qui n’ont quasiment pas été vues, avec toute l’absurdité de faire ensuite publier ces textes. Eric, vous évoquiez le fait qu’il y a parfois des articles trop longs pour des personnes habituées à être abonnées à différentes plateformes et qui n’arrivent pas à en lire l’entièreté. Fabienne, je sais que vous avez profité du confinement pour poursuivre des entretiens avec Nina Childress, et cette pratique de l’entretien est quelque chose que j’ai pour ma part amplement développé pendant ces mois sans œuvres, où je préférais aller chercher la parole plutôt que les images. Pourrait-on aborder ces modalités d’écriture, modifiées par la période actuelle ?
 
FR : Concernant le projet avec Nina Childress, c’est une commande qui m’a été faite par l’artiste, qui va sortir un catalogue raisonné au printemps 2021. Elle m’a proposé de faire un roman de sa vie, car elle ne voulait pas d’autres textes accompagnant ses peintures. Pour préparer cela, j’ai lu pas mal de biographies, je me suis demandée comment parler de quelqu’un. Nous avons réalisé en juillet 18 heures d’entretien, et le confinement me convenait relativement bien, parce qu’il fallait retranscrire tout cela ! Je me demandais comment traduire son phrasé, lisser les scories, travailler le « je », et j’ai ajouté la voix d’un personnage qui m’a été inspiré par The Lifespan of a Fact de John d’Agata, qui serait une sorte de fact-checker  donnant des informations qu’elle ne livre pas. Il y a aussi la voix d’une commentatrice, qui serait un peu la mienne, et qui donne son avis sur la personne. La situation de confinement m’a plutôt convenue, je n’étais pas tentée de sortir pour aller voir des choses et j’ai pu me plonger dans ce travail de longue haleine. 
 
EM : La temporalité de l’écriture est toujours très complexe, mais il y a une autre temporalité encore plus complexe, c’est l’obsolescence des outils numériques. C’est absolument déprimant : une plateforme doit vivre, être référencée, mais en quelques mois, nombre d’applications deviennent obsolètes. C’est une course permanente pour être dans l’actualité de la technique, la plus efficace, la plus performante possible, pour être lu et diffusé. C’est quelque chose de très particulier que le papier ne connaît pas ou peu. 
 
MZ : Ingrid, tu parlais dans un article de New Scenario qui, pendant le confinement avait décidé de se retirer de leur plateforme, pour bien montrer la scission. Comme le White Cube, ces plateformes sont traversées par des idéologies, des temporalités...
 
ILG : C’est une initiative très intéressante qui date de cette époque post-Internet et qui subsiste. Dans le grand mouvement visant à penser des alternatives aux institutions et aux modes de présentation, il•elles avaient imaginé ces formats d’exposition en ligne, qu’il•elles conçoivent davantage comme des scénarios. Les contributions des artistes sont à chaque fois dans un décor thématisé, et leur série la plus connue est Body Holes : ce sont des orifices du corps dans lesquels les œuvres sont incrustées. Suite au premier confinement, il•elles ont publié un texte très intéressant sur AQNB, quand il•elles ont vu que les viewing rooms commençaient à arriver, en transposant de manière frénétique le fonctionnement des grandes galeries et des grandes institutions dans le numérique, en faisant comme si on n’avait pas besoin de se reposer la question des fonctionnements. Celles•ceux pour qui ça avait été à l’époque une manière de sortir du white cube et de tout ce système de monstration codifié, ont ainsi fait un pas arrière en décidant alors de se mettre temporairement hors-ligne, pour bien marquer le fait que c’était du travail, qu’il y avait des enjeux économiques. C’était encore une manière de pointer les possibilités et les angles morts des plateformes numériques.
 
CP : Quelque chose qui m’a beaucoup agacée avec la question du confinement, c’est la façon dont les musées, les centres d’art ou les galeries se sont précipités pour créer des alternatives au fait que l’on ne pouvait pas voir les œuvres, par le biais de visites virtuelles, de podcasts, etc. Ce sont des supports qui ne m’ont pas du tout intéressée. Si je ne peux pas voir des œuvres, je préfère de loin attendre et me tourner vers d’autres domaines comme la lecture. Des initiatives comme le Virtual Dream Center, créées bien avant le confinement, ne pallient pas le manque d’œuvres, ne sont pas hors du « réel », elles créent de nouveaux types d’œuvres qui passent par des supports numériques. 
 
(ILG doit nous quitter ici.)
 
JV :  Je me demandais dans quelle mesure les crises que nous traversons sont nécessaires, et nous permettent un renouveau ou un rafraîchissement. Ensuite, je me demandais si cette crise n’avait pas porté le coup de grâce à une vision du critique d’art un peu puriste, et sa nécessité d’être en co-présence avec l’œuvre qu’il appréhende. La crise a accentué ce rapport de distance vis-à-vis des œuvres, comme si on avait basculé d’un point de vue quasi épistémologique. Peut-on encore être critique d’art lorsqu’on parle d’œuvres que l’on n’a pas vues ? Depuis plusieurs années, on observe que même les galeristes montrent et vendent des œuvres sur Instagram, se documentent et découvrent de nouveaux artistes sur ce même canal. 
 
CP : Je dois être une critique d’art très vieux jeu, mais en l’occurrence, j’ai besoin d’aller voir des œuvres pour travailler ; quand il n’y en a pas, je trouve des moyens pour réactualiser mon écriture, mais je ne fais pas semblant que j’ai vu les œuvres. C’est pour cette raison aussi que je ne veux pas aller sur Instagram, parce que les images sur ce réseau social me font l’effet de voir une femme photographiée par Annie Leibovitz : sur Instagram, tu regardes des créatures, pas des œuvres. 
 
EM : Par rapport à ce que vous disiez Julien, je dois dire que j’ai du mal à tirer des enseignements de cette crise, parce que nous sommes encore à l’intérieur, et qu’elle évolue. Par ailleurs, l’art n’est pas ce qui me rapproche des choses, il me permet au contraire de comprendre ce qui me sépare de nombreux sujets. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas dans le monde, sur lesquelles j’ai du mal à avoir une opinion. De même, je ne comprends pas tout à l’art car l’art n’est pas une vérité scientifique, mais une somme de subjectivités. 
 
CK : Au sujet de l’excès, dont vous parliez tout à l’heure, de l’excès de commentaire ou de mots, de l’infobésité, et compte tenu du fait que l’on considère a priori, toutes et tous ici, l’écriture comme un matériau, est-ce que certain•es d’entre vous se sont posé•e•s la question du silence ? Comme certaine•es artistes par exemple, qui se posent la question de moins produire d’œuvres, pour ne pas rajouter d’objets au monde en temps de crise. 
 
LS : Oui, justement, contrairement à d’autres, je n’ai pu ni lire ni réfléchir pendant le premier confinement. J’entendais même que certain•es repensaient, si ce n’est leur mode de vie, leur métier, leur rôle au sein de la société, etc. Alors que moi j’étais justement dans cette incapacité, peut-être abasourdie par la situation, peut-être apeurée aussi par tout ce qui pouvait se passer dans le monde. J’avais le sentiment d’être face à un mur, et ce n’est que maintenant que je commence à voir se profiler des réflexions par rapport à ce moment. La situation ne m’a pas non plus donné envie d’écrire sur des œuvres que je ne pouvais pas voir ou que les lecteurs et lectrices n’auraient pas pu découvrir. Je ne voulais pas faire appel à la fiction pour y pallier. Au contraire, si je l’ai utilisée auparavant, c’était pour approfondir autrement les points de vue, faire des pas de côté, mais il me fallait voir les œuvres, savoir qu’elles seraient vues. J’espérais aussi attirer plus facilement des personnes ne connaissant pas l’art contemporain, sans passer par la vulgarisation.
 
FR : Ma position est un peu excentrée. La plupart des choses que vous voyez en habitant à Paris, je ne les vois pas. Alors j’écoute beaucoup de podcasts, je lis sur ce que je n’ai jamais vu. Je cite souvent cette fable de John Baldessari que j’aime beaucoup, « La meilleure façon de faire de l’art », où il raconte l’histoire d’un jeune artiste vouant un culte à Cézanne qu’il a découvert dans des livres à travers des reproductions en noir et blanc, et qui est terriblement déçu quand il voit enfin une œuvre en vrai. Aujourd’hui, quand vous n’habitez pas dans les grands centres, les grandes villes, vous voyez sur Instagram les œuvres d’une manière totalement différente, pas au bon format, pas avec les bonnes couleurs, etc. 
 
EM : Quand on lit une partie de la critique d’art de ces dernières années, on peut constater qu’on ne parle presque plus des œuvres en tant que telles. On ne sait même plus ce qu’on regarde ou ce qu’on lit, il faut absolument trouver un « sujet », qu’il soit anthropologique, sociologique ou politique. L’écologie, le féminisme et le post - colonialisme sont trois courants d’actualité, nécessaires et justes, mais on en oublie souvent les œuvres. Je crois encore à une critique d’art matérialiste, ex-marxiste, qui pose les processus et les conditions d’existence d’une œuvre, ses différents modes de production, même si cette œuvre est immatérielle. Je sais que ce sont des termes dépassés, mais cela me semble important de lier ces traversées idéologiques qui sont les nôtres aujourd’hui à ces considérations ; d’où l’intérêt que je porte à la critique forensique. 
 
CMP : Il me paraît en effet intéressant de revenir à la matérialité, ce qui nous oblige à nous confronter au fait que ces objets existent dans un espace et un temps. Votre questionnement me semble tout à fait légitime aujourd’hui, et cela d’autant plus que la gestion de la crise sanitaire a eu pour conséquence une forme de manque, qui renouvelait la question de la matérialité et donc des conditions d’apparition des gestes mêmes. 
 
EM : Je crois vraiment que le premier confinement a poussé les publics vers une envie de matérialité, de toucher des œuvres, moi le premier d’ailleurs. J’ai habituellement plutôt tendance à préférer des expositions presque immatérielles, et j’ai ressenti le besoin de revoir concrètement des œuvres, de travailler à la production, d’être avec des artistes dans des montages d’expositions. Les premières que j’ai eu l’opportunité de refaire au mois d’octobre ont représenté une période de joie intense.
 
CP : Ce qui me marque actuellement en tant qu’enseignante, c’est la façon dont je me suis mise à raconter les œuvres comme si elles faisaient partie d’une fiction : étant donné qu’on ne peut y avoir accès, je me disais que c’était le seul moyen de les partager, les transformer en conte. Et j’ai évidemment l’espoir que ces œuvres soient ensuite vues par les étudiant•es et qu’il•elles me contredisent. Normalement, c’est ça l’appréhension des œuvres : on en parle, mais personne n’y voit la même chose. Et ce qui manque cruellement, en ce moment, c’est la capacité à reparler des choses vues, c’est un véritable drame affectif. 
 
FR : Je confirme que les étudiant•es ont eu besoin d’un retour à la matérialité à la fin du premier confinement : il•elles avaient beaucoup écrit, et leur première action en revenant à l’école, a été de courir à l’atelier de microédition pour imprimer, coudre, relier. Le livre d’artiste est une forme simple et bon marché, et qui a encore de l’importance pour eux•elles. 
 
CP : Je crois aussi que l’édition crée de l’archive, là où les réseaux sur Internet n’en génèrent pas, ou mal. C’est un point que recherchent beaucoup d’élèves : constituer une mémoire, marquer ce qu’a été ce moment presque précieux du bouleversement. 
 
EM : Il y a un paradoxe que nous avons tous•tes éprouvé•es dans les expositions : on les traverse parfois à une vitesse absolument fulgurante. C’est assez désespérant de penser à tout ce travail pour constater que le public regarde si peu les œuvres, leurs contenus, la scénographie.
 
FR : D’où l’intérêt de visiter les expositions en compagnie de l’artiste : ça dé-mythologise ! 
 
MZ : Je voulais revenir à la question des archives, qui nous ramène à l’idée de sédimentation dans un temps de crise. L’origine de la critique moderne est contemporaine de l’apparition des expositions, aussi fallait-il un intermédiaire, un critique (et je fais exprès de ne pas écrire en inclusif), pour faciliter l’accès des œuvres à un public. Aujourd’hui, les visiteurs•ses prennent de plus en plus de photos, les postent sur Instagram, générant ainsi une communication gratuite se diffusant plus largement à travers les couches sociales. Or cette implication des publics participe aussi à la multiplication des points de vue sur une œuvre, ce qui a pour effet de favoriser l'acquisition de connaissances par l’image et l’appropriation des archives contemporaines. Fut un temps où les archives étaient sous l’autorité d’une certaine élite (les archontes), s’opère aujourd’hui un nivellement de l’accès aux savoirs, où la diversité des points de vue permet de varier les approches. C’est aussi ce qu’il se passe avec la volonté de re-voir, réécrire, l’histoire à l’aune de pensées décoloniales ou féministes… Ces soi-disant « petites voix » qui n’avaient pas droit au chapitre prennent désormais place dans l’histoire. Cela me fait penser, Fabienne, aux différentes voix qui apparaissent dans la biographie que vous écrivez sur Nina Childress. Est-ce une volonté de votre part de multiplier les points de vue ?
 
FR : Je ne sais pas si ce que je suis en train d’écrire sur Nina Childress est une biographie, un roman ou un essai… Il se trouve qu’il y a une commentatrice qui est plus ou moins un « moi » fictionnalisé, et que le « je » de Nina est plutôt ventriloqué par moi. J’ai beaucoup retranscrit, j’ai beaucoup écouté, en me demandant comment restituer le côté très haché de ses phrases, ses inflexions, tout en fluidifiant la parole pour la lecture. 
 
MZ : Il se trouve que dans ce numéro de Possible, nous avons proposé à différent•es critiques d’art d’intervenir pour des textes brefs sur la question du « style ». Or, on observe deux tendances : il y a ceux•elles qui revendiquent un style avec une dimension auctoriale très forte, et à l’inverse des critiques d’art qui préfèrent se fondre dans le style de l'artiste, ce qui implique éventuellement de changer son écriture. Qu’en pensez-vous ? 
 
FR : À une époque, je lisais beaucoup de critiques de cinéma et j’adorais lire les articles de Gérard Lefort, dans les années 80, qui m’a beaucoup influencée. J’appréciais l’écriture de ses articles sans avoir besoin de connaître les films qu’il présentait. Pour ma part, j’apprécie beaucoup la critique qui a un style, c’est d’abord par le style que le contenu m’intéresse, et non l’inverse. 
 
EM : Je n’ai pas d’attachement à un style particulier, tout dépend de la pertinence de l’écriture. Godard a eu une phrase très dure et très belle à la fois sur Truffaut quand il est mort, dont il disait qu’il était un grand critique de cinéma, capable de « refaire le film » en écrivant dessus. J’aime l’idée qu’à travers une critique d’art, on puisse refaire ou repenser une œuvre. 
 
CP : On se disait justement avec les membres de Possible que nous aimerions potentiellement inviter des critiques de cinéma et du spectacle vivant, dont les méthodes et le langage sont très différents, et dans lesquelles il y a aussi plus facilement la possibilité de la vacherie et de l’agressivité qu’en critique d’art, où cela se raréfie. 
 
FR : Je voulais dire aussi à quel point les artistes ont la chance d’avoir cette fameuse expression, « bête comme un peintre », et qu’il faudrait aux auteur•e•s une expression du genre « crétin comme un écrivain ». Je considère qu’on n’a pas besoin d’être intelligent•e pour écrire, ce qui est d’ailleurs une idée très française. L’écriture est vraiment un matériau comme un autre, que l’on travaille, que l’on expérimente, et sans avoir besoin d’avoir fait des études littéraires. Subsiste hélas cette idée qu’il faut absolument avoir « quelque chose à dire », et il faudrait à mon sens saper cela. 





CRISE :

Faut-il réinventer de

nouvelles formes de

critiques ?

conversation

avec Ingrid Luquet-Gad,

Éric Mangion

et Fabienne Radi

Paris, le 16 décembre 2020

Ingrid Luquet-Gad, Éric Mangion et Fabienne Radi, 

et pour la revue Possible, Camille Paulhan,

Claire Kueny, Clare-Mary Puyfoulhoux, Leïla Simon, 

Julien Verhaeghe et Marion Zilio

Comme beaucoup nous nous demandions ce qui nous était arrivé à être enfermé·es, connecté·es, ennuyé·es, inquiet·es, colériques. Comme beaucoup nous avons commenté, constaté que nous commentions. Comme souvent, nous avons cherché à qui parler. De la place singulière de la fiction en art, nous avons pensé à Fabienne Radi. De la nécessité du temps long aux pensées engagées, nous nous sommes tourné·es vers Éric Mangion. De la palpitation virtuelle aux plateformes collaboratives, nous avons sollicité Ingrid Luquet-Gad. Ensemble, nous souhaitions d’abord discerner ce qui du temps s’était accéléré de ce qui s’était brisé.

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