top of page

entretien

Marie-Ange Guilleminot

avec Sandra Barré

DE L'EXIGENCE DU SENSIBLE

MA1.jpeg

Le Chapeau-Vie, 2016 / Touchez-voir, 2015. Collection Palais Galliera, Paris - The Conny Maeva Charitable Foundation (mécène du projet)— Activation de La Malle, 2015 au Frac Nouvelle-Aquitaine Bordeaux, 2022 © photo MAG & Armande Chollat-Namy / adagp

Marie-Ange Guilleminot travaille par et à partir du geste. Celui-ci oriente la main des collaborateurs et collaboratrices artisans que l’artiste croise dans ses résidences et avec lesquel·le·s elle mène ses projets. Il est rendu possible aux spectateurs et spectatrices qui peuvent manipuler les objets qu’elle crée, comme c’est son intention dans Toucher-Voir, installation présentée au Frac Nouvelle-Aquitaine à la MÉCA, à Bordeaux en 2022 [1]. Mais le geste, employé comme matière première, permet surtout à la plasticienne d’élaborer une poétique discursive conduisant à l’expérience. Expérience directe des matières, expérience directe du corps dans son environnement et dans une histoire aussi intime que collective où modernité et tradition se rencontrent. Alors les objets modelés, dont l’usage sollicite souvent plusieurs sens, replacent l’art dans un rapport sans intermédiaire, et proposent une abolition des frontières entre l’œuvre et celleux qui pourraient l’appréhender.

Sandra Barré : Peut-être que nous pourrions commencer par la question de la sensorialité dans ton travail, et en faire le chemin de notre entretien. Je trouve qu’il y a un appel des sens, principalement celui du toucher, mais également un intérêt pour les odeurs et pour le goût, qui oriente et détermine tes créations. Qu’en penses-tu ?

Marie-Ange Guilleminot : C’est vrai que je me suis tournée vers ce que tu nommes

« sensorialité » assez tôt. L’un des premiers éléments marquants était pour la Biennale de Venise de 1995, où j’avais décidé d’intervenir librement avec un objet, le Chapeau-vie. Je l’avais envisagé pour un ami, Hans-Ulrich Obrist, qui me confiait qu’il se cognait souvent la tête. J’ai donc modelé cet objet multiple, manipulable et en contact direct avec la peau de celui ou de celle qui le porte. C’est un exemple, mais c’est vrai que tous les objets que je crée se lient à la dimension du sensible.

C’est l’usage de l’objet qui est déterminant, n’est-ce pas ?

Oui, tout part des usages que l’on appose aux objets. Ce sont eux qui leur donnent vie. Les Bols deux en un, en sont un exemple. J’ai créé cette série lors d’une résidence à la Manufacture de Sèvres. J’avais attentivement observé les collections du Musée. Là, j’ai découvert que les boîtes qui accompagnent souvent les bols et permettent leur conservation, leur transport et leur rangement, sont partie prenante de l’objet. C’est sous le couvercle que se trouve la signature, et non sur la céramique elle-même. L’emplacement de la signature n’est pas quelque chose que j’ai repris rigoureusement pour la présentation des bols que j’ai dessinés, mais la portée de chaque élément m’a inspirée. J’ai donc imaginé une boîte qui constitue un tout, un univers, dont tous les éléments ont leur singularité et leur importance. Dès l’ouverture, on retrouve un ensemble de papiers offert pour la cérémonie du thé qui sert à recueillir le petit gâteau, wagashi. Celui que j’ai fait réaliser par l’artisan Ko Kado à Kyoto est nacré, grâce à de la poudre d’huître écrasée, et le motif imprimé des deux anneaux blancs reprend la dimension des lèvres des deux bols. Ces Bols deux en un sont enveloppés dans un tissu africain que j’ai utilisé comme furoshiki.

Ces deux objets s’emboîtent parfaitement. L’un donne l’illusion du plein et l’autre celle du vide. Silence ou résonance des matières naissent du lent polissage du biscuit, qui est mat et absorbe la lumière, ou de la brillance réfléchissante de l’émail. L’origine de ces pièces est un long chemin de réflexion. Je voulais avant tout que l’œil puisse s’y perdre, mais que son usage soit révèle une expérience sensible.

 

Tes objets dépassent donc leur statut premier. Est-ce en cela qu’ils peuvent être considérés comme des œuvres d’art ?

Ces bols restent des bols, ils sont utilisables, et l’ont d’ailleurs été lors d’une dégustation de thé au Pavillon MIWA, lieu d’excellence japonais à Paris. Mais ils sont aussi des œuvres parce qu’ils sont avant tout des sculptures, des créations qui n’existaient pas sous cette forme. En témoigne peut-être aussi la poésie que j’ai voulu insuffler à la production de ces bols. Par exemple, les différentes pâtes de cuisson servant à leur fabrication ont été renommées « Soie », « Neige » , « Nuage » et « Albâtre », à la façon du langage des Inuits qui envisage le blanc de plusieurs manières. Chaque nuance détermine un aspect de la neige ou de la glace pouvant potentiellement être vital. Il y a également ces deux anneaux concentriques qui peuvent servir de base aux bols. Et enfin l’objet-support, indispensable à la cuisson des bols : c’est leur matrice qui vient se cacher, préservée, dans le fond de la boîte portant les signatures, sceau ou marque de fabrique. Tous les caractères de ces deux bols sont intéressants pour moi, tout autant d’ailleurs que le bruit musical qu’ils font quand ils s’entrechoquent : cela a donné lieu à une performance avec le compositeur Alain Kremski qui est venu à Sèvres avec son ingénieur du son pour enregistrer l’harmonie de ces bols et pour échantillonner leur chant. Cette facette musicale des objets lui confère une autre facette, sensible ici aussi en ce qu’elle dépasse sa seule observation visuelle. Tout ce qui fait partie de l’objet m’importe.

TOUCHEZ-VOIR_MECA.02_05_41_31.Still420.jpeg
TOUCHEZ-VOIR_MECA.01_46_48_04.Still364.jpeg

Touchez-voir, 2015. Collection Palais Galliera, Paris - The Conny Maeva Charitable Foundation (mécène du projet)— Activation de La Malle, 2015 au Frac Nouvelle-Aquitaine Bordeaux, 2022 
© photo Armande Chollat-Namy / adagp

Cette distinction élargie de l’objet résonne comme la reconnaissance de ses multiples perceptions. Il me semble que tu dépasses, tu élargis l’œuvre en la déployant, en travaillant toutes ses possibilités usuelles.

Par rapport à cette question de lecture par strates, à toutes ces autres possibilités, je crois qu’il y a eu très tôt un besoin de ne pas figer, pour laisser la liberté aux gestes, proposition-improvisation, que je produis donc librement. Cette prise de conscience est notamment advenue à Venise, en faisant la démonstration du Chapeau-Vie, tissus apparement chapeau, mais qui peut être modulé en plusieurs vêtements ou objets.
Là-bas, il y a des places formidables dont les puits centraux ont été fermés. Et ces puits, je les utilisais comme des socles, comme des appuis. Il y avait cette réappropriation de l’espace et une présentation de ce Chapeau-Vie, très sensible et réactive au fond, en fonction d’une attention que je pressentais, que je voyais, que j’observais ou au contraire que je souhaitais attirer. Ces actions, ces performances permettaient aux choses de se définir elles-mêmes. C’est très beau, je trouve, que de constater que l’objet peut se nommer lui-même.

Si je comprends bien, il y a donc l’objet et toutes ses fonctionnalités qui sont importantes pour la production, mais également le contexte dans lequel cet ensemble va pouvoir s’épanouir ?

Oui, du moins c’est le cas pour le projet Touchez-Voir et le film Écoutez-Voir sur lequel je travaille en ce moment et qui lie Nevers [2], Bordeaux et Paris. Ce projet revient sur une commande (La Malle) qui m’avait été faite par le Palais Galliera, suite à l’initiative de la Conny Maeva Charitable Foundation, qui a financé la création d'espaces permanents pour les aveugles dans tous les musées de la Ville de Paris. Son directeur d’alors, Olivier Saillard, voulait permettre l’appréciation d’une garde-robe historique d’une autre façon que celle qui s’envisage par la mise en place d’expositions classiques. Il m’a confié ce travail et je me suis intéressée au rapport tactile que l’on peut avoir aux vêtements. C’est une donnée importante dans ma pratique. J’ai passé beaucoup de temps dans les réserves et j’ai fait mes recherches à tâtons (c’est je crois le mot adéquat), pour approcher d’une manière subjective et toujours sensible des pièces originales de l’histoire de la mode.

Ce projet part donc de l’aspect tactile, en premier lieu, mais pas uniquement. Il me permet d’aborder la question de l’invisibilité. Avec Touchez-Voir, je m’adresse à tous et à toutes, à celles et ceux qui ne voient pas, qui voient mal, qui n’entendent pas… à l’individu, à l’Autre. J’ai sélectionné les objets à force de venues multiples dans les foisonnantes réserves du Palais Galliera, et non pas sur un catalogue, et quarante vêtements et accessoires ont pu émerger. Et cette Malle, petit musée en elle-même, est pour la première fois mise en œuvre à la MÉCA à Bordeaux.

D’ailleurs, il y a plusieurs objets dans la Malle. Comme souvent dans ton travail, la pluralité est de mise...

Oui : comme dans les Bols deux en un, et c’est vrai pour Touchez-Voir, tout est composé de plusieurs éléments. Il y a La Malle qui est une œuvre en soi quand elle est fermée avec son enveloppe en feutre qui devient un tapis, mais qui héberge plusieurs fragments autonomes. En premier lieu, il y a « Les Touchables », les 40 répliques (interprétations) des pièces que j’ai donc sélectionnées dans les réserves du Palais Galliera. Certaines de cses pièces ont vu leur patron recréé à plat, par la tailleusre Carmen Mateos. J’ai choisi le cuir pour certains patrons car il apporte une dimension olfactive à l’œuvre, rappelant combien la confection de vêtement est là aussi sensorielle. Le parfum « Chanel Nº5 » est d’ailleurs présent dans La Malle. On y trouve aussi une importante partie textuelle y compris à travers le livre en braille spécialement créé et interprété, et ainsi que par la projection sonore de ce film qui se construit avec la vidéaste Armande Chollat-Namy. Si chaque pièce est accompagnée d’une notice minutieuse en braille, comprenant une légende ainsi que des références (des citations, des conversations avec les différents intervenants et conservateurs du Musée) ce sont aussi des rencontres avec des ami·es comme avec Lise Brisson, commissaire, qui m’a accompagnée durant des années sur tout le projet, ou tout comme Yves Jammet. L’ensemble des transcriptions en braille a été réalisé par l’association « Le Livre de L’Aveugle » tout se relie, faisant partie de l’œuvre Le Livre-à-porter, créée avec les graphistes E+K, livrée comme une édition conçue en braille-sensé mais aussi dessinée en relief-sensible. Voici comme une double-étymologie du sens et du sensible. Le livre recense des informations tactiles complémentaires des Vêtements et accessoires, il se veut une possibilité d’échange croisé entre les non-voyants et les très-voyants. Encore une fois, l’idée était de rassembler, de permettre la liberté d’expérience de toute personne, quelles que soient les possibilités de perception pour tout un chacun.

J’imagine que la question doit être omniprésente dans ton travail, mais je me demande où et comment tu te places vis-à-vis de l’artisanat ?

Les artisans sont vraiment centraux, je travaille très souvent avec elles et eux. L’artisanat, c’est une vie, un geste perpétué. C’est un savoir-faire, bien sûr, une visée vers l’excellence, mais c’est indifféremment le raffinement et l’archaïsme. Dans chaque cas, le lien à la matière dicte les formes, et c’est ce qui m’intéresse particulièrement dans la relation au sens du toucher : il amène à une transformation. Cette transformation, c'est l’artisan qui la permet. J’ai pu voir renaître des pièces, notamment grâce à la tailleuse Carmen Mateos qui a ranimé l’un des costumes du jeune Dauphin. Elle a remarqué qu’il y avait des poches dans la Basque. Celles-ci semblent secrètes à celles·eux qui les découvrent, imaginant les bonbons ou les petits mots maternels qu’elles ont dû cacher ; et elles sont surtout impossibles à envisager si le vêtement est seulement modélisé sur un mannequin et présenté dans une boîte en verre.

Les artisans participent ainsi à la création de l’objet dans ma pratique. Je te parle ici d’une experte du vêtement, tout à l’heure nous convoquions celles et ceux qui ont permis non seulement ma création des Bols deux en un à Sèvres mais aussi celle que j’ai voulue comme un plus grand défi encore, à savoir  les Coupes. Hommage à Brancusi. Toutes ces créations sont aussi portées par toutes celles et tous ceux, professionnels de médiation, qui les font vivre. Pour Touchez-Voir, au Frac Nouvelle-Aquitaine à la MÉCA à Bordeaux, une équipe, dont Vanessa Desclaux est à la tête du bien nommé « pôle des attentions » avec Félicie Legrand, Lili Weyl et Julien Desvergnes qui y effectue son service civique, vont répondre à l’attention que requiert la pièce, en permettant au public de correspondre avec elle par petits groupes accompagnés et sur rendez-vous. Il y a également une application virtuelle qui recontextualise les vêtements et les accessoires… Le sensible nécessite toutes les attentions.

 


[1] site internet : http://www.ma-g.net/touchez-voir/
[2] à Nevers : la Librairie-Galerie Ravisius Textor où seront présentés « Le Livre-à-porter » ainsi que le film « Écoutez-Voir », qui a été possible avec l’aide « suite » de CNAP qui a sa suite à Nevers... tout cela fait aussi étrange et bel écho à mon livre Nevers - Hiroshima publié en 2005 au Japon.

MA2.jpeg
MA2.2.jpeg

Touchez-voir, 2015. Collection Palais Galliera, Paris - The Conny Maeva Charitable Foundation (mécène du projet)— Activation de La Malle, 2015 au Frac Nouvelle-Aquitaine Bordeaux, 2022 
© photo Armande Chollat-Namy / adagp

MA3.jpeg
P1110250.jpeg

Bols, deux-en-Un,

2013. Manufacture de Sèvres. Atelier de l’artiste à Paris. © photo mag / adagp

MA5.jpeg

Le Livre-à-Porter, 2015. Collection Palais Galliera, Paris.The Conny Maeva Charitable Foundation (mécène du projet) Ouvrage en 2 volumes (ici relié à la japonaise) avec l’aimable collaboration éditoriale d'Yves Jammet, conception graphique et éditoriale : E+K © photo mag / adagp

bottom of page