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Si l’on s’interroge au sein de la revue Possible sur l’activité et la fonction du/de la critique d’art, notamment en tant que « métier » – pratique que nous ne partageons pas tou.te.s comme telle – une chose nous est commune et nous réunit : la critique, pour chacun.e de nous, déborde largement du temps de l’écriture et serait plutôt un mode d’être, que l’on pense à ce que l’on va bien pouvoir écrire lorsque l’on visite une exposition ou que l’on se promène en forêt, ou tout simplement que l’on partage avec des artistes nos regards sur leur travail, quelques-unes de nos dernières lectures enthousiasmantes et des amitiés.
C’est aussi pour cela que l’on souhaite ouvrir chaque Possible avec nos échanges, parfois triviaux, anecdotiques, mais faisant état de la propagation du champ de la critique dans nos vies, de nos visites d’ateliers à nos vacances d’été. La revue explore les possibles d'un geste qui nous semble nécessaire. Voici donc quelques propos sur certains lieux de la critique.
Quel lieu pour la critique d'art ?
Dedans-Dehors
La Revue Possible me demande d’écrire sur le lieu où ma pensée prend forme. Est-on toujours pris dans un lieu ? Je préfère penser depuis. Car rien ne m’y capture. Je n’y suis jamais tout à fait. Je pourrais parler des bibliothèques, des cafés, de mon bureau. Des rues de Paris, des cinémas, des trains, des ateliers d’artistes. Et pourtant, je ne m’y résous pas. Je cherche la précision topographique du lieu qui m’envelopperait, pour s’adapter, aiguisé, aux méandres de mon cerveau en mouvement. La position du corps compte. L’agencement des livres et des carnets de notes. La connexion internet. L’heure de la journée. C’est un territoire d’exercice. Quasi physique, s’il n’était pas si mental. Résolument solitaire, si les silhouettes nocturnes n’y déposaient pas quelques plis. Ce lieu, je le possède autant qu’il me reçoit. On ne sommeille jamais dans un lit un autre que provisoirement. On dit bien mon lit : le seul, le mien. Mes rêves se confondent aux phrases qui s’y lisent, s’y écrivent, s’y échappent, et tissent le dedans-dehors de mes projections.
Léa Bismuth
Un bureau ou la mer
J’ai toujours rêvé de ce bureau placé devant une fenêtre qui ouvrirait sur la mer. Toujours imaginé qu’en ce lieu là, j’écrirai.
Accompagnée par les livres de Le Clézio, j’ai toujours ressenti comme inséparables de l’écriture, le son des galets qui s’entrechoquent au retour de la vague ; les odeurs salines mêlées à celles du thym et des vignes chaudes qui arrivent par effluves ; le bleu immuable du ciel et les couchers de soleil.
J’ai toujours cru qu’il fallait que l’horizon soit dégagé, sa ligne bien dessinée, pour que les mots puissent s’y coucher.
Mais quand j’y suis, j’abaisse l’écran de mon ordinateur, j’hume l’air, je contemple la mer et je rêve !
Et quand je n’y suis pas, je trouve des subterfuges. Une photo de fond d’écran, un casque sur les oreilles, une tisane parfumée, fumant sous mes narines, ou un ouzo parfois. Et je me lève. Et je rêve. Encore.
Il va falloir trouver autre chose !
À moins que ce ne soit ces quelques pas, ces grandes inspirations et ces rêves, qui permettent aux pages blanches de se remplir de bleu.
Claire Kueny
En achevant le texte sur le matériel, j’évoquais (avec Annie Ernaux) ce « lieu immatériel » qu’est l’écriture. Ici, il s’agira de formes.
Un territoire de la pensée ; un montage d’images aux figures multiples ; un lieu de la parole (où la recueillir, l’enregistrer et s’en saisir) ; des structures ou des espaces dédiés ; des contextes ; des occasions ; des errances ; des moments inopinés …
A la fois nulle part et partout mais à travers la rencontre et l’isolement. Ensemble ou séparément. On pense après coup. Le temps que cela arrive jusqu’à nous. Peut-être se trouver au moins proche des sujets afin de faire exister la matière critique.
C’est nécessairement le lieu de la projection et de la fiction, un segment à mi-chemin entre le réel et le virtuel. Des histoires que l’on se raconte et qui reviennent à nous, transformées.
Sans doute aussi le ou la critique en tant que tel(le). En passeur, transmetteur, véhicule, cet individu là s’inscrit à chaque fois dans un territoire, au sein d’un champ de réflexion, puis d’un autre.
Ça n’est jamais quand on sait. Probablement où l’on doute mais c’est cet endroit plus ou moins choisi. C’est là. Ça court en huis clos. Sans avoir décidé de rien.
C’est souvent en terme « d’endroit » que je figure mes sensibilités.
Fanny Lambert
Partout où quelque chose se mange, je peux écrire […] je me suis réfugiée dans la cuisine […] est-ce le frigo, le placard à biscuits, le potentiellement-grignotable-pendant-que-j’écris derrière mon dos qui m’inspirent, me rassurent, me poussent vers le clavier et l’écran, le fait est, ça va bien mieux depuis que j’ai migré là […] je me lève moins pour attraper du chocolat, je tends le bras juste derrière et les phrases me viennent […] « ce collectif qui a sauvé l’art français des Garouste et autres néo-pompiers des années 1980, Présence Panchounette » […] «Turrell fait partie de ces artistes américains dont les œuvres se limitent à des considérations esthétiques » […] cela explique pourquoi j’écris beaucoup de reviews, c’est court […] Fitzgerald confiait à la fin de sa vie qu’il n’écrivait plus que des nouvelles, longueur de texte équivalant à l’ingestion d’une bouteille de Whisky, il lui fallait vite finir avant de s’écrouler […] je fonctionne de même avec le thé et les biscuits, il y a un moment où il faut que ça se termine.
Vanessa Morisset
J’ai un bureau chez moi mais ce n’est pas là que j’écris.
Enveloppée dans un plaid rouge à l’INHA. Les pieds surélevés dans le TGV Atlantique. Le visage pâlement éclairé par les lampes de Sainte-Geneviève. Sur la margelle du puits dans les Côtes d’Armor. Avachie dans le canapé en cuir noir de la maison des profs de Bayonne ou dans un fauteuil rouge d’une maison bourguignonne. Les yeux fixés sur le papier peint fleuri de la maison diocésaine de Nevers.
Au fond, à droite, à la Bibliothèque Florence Delay. Au fond, à gauche, dans les carrels de la salle S de la BnF. Au fond, proche de la fenêtre, à la Bibliothèque Marguerite Duras comme à Forney. Éviter autant que faire se peut l’arrondi des tables en bois de l’ENSBA. S’arranger pour avoir le hublot dans le vol easyjet. Esquiver les tables proches de l’entrée à la Bibliothèque des Arts décoratifs.
Arriver tôt pour être sûre de ravir l’ancienne place D5 à la Bibliothèque Kandinsky.
Je voulais la chambre Capharnaüm à l’abbaye de Jouarre, j’ai eu la chambre Césarée.
Camille Paulhan
Où : dans un quand.
L’urgence se fait sentir, et sans penser à la portion d’espace attendue.
Idéal
un paysage de sable blanc
(odeur sale du drap jauni)
l’ensemble disparaissant devant l’avancée du noir
parfois le sol à même de l’atelier
quand réalité plonge en fiction
La critique jouxte, elle se colle et voudrait plonger. Enveloppe-t-elle la matière ou bien agence-t-elle, par sa forme, des espaces et de l’air ? Coordonnées géographiques de cet objet étrange dont on ne sait jamais s’il pousse sur l’œuvre, la pratique, ou s’il la longe, déployant en tangentes de plus en plus folles les à-venirs en gestation dans la chose. Le critique est-il à côté, derrière, ou devant ? Est-il l’ombre vorace ou l’estrade ? Tourne-t-il sans arrêt autour de pratiques qui l’ensorcellent ou bien cherche-t-il à fixer ce qui se meut ? Quant à ses autres locations, on l’imagine par exemple un pied de chaque côté du seuil de la galerie, dans l’agitation perpétuelle de celui qui ne peut entrer ou sortir.
Signe mutable
Clare-Mary Puyfoulhoux