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entretien

Alice Guittard

par Mathilda Portoghese

CORRESPONDANTES

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Tombe de Serge de Diaghilev, cimetière San Michele de Venise.

Le vendredi 22 février 2019

Aujourd’hui, j’ai reçu par la poste une enveloppe vert amande. Je l’ai ouverte avec mes gros ciseaux argentés. Dedans, des fleurs séchées et une phrase à l’encre couleur cuivre imprimée sur un rectangle cartonné : 
« Comme je suis solaire, l’hiver est dangereux pour moi ».
C’est justement le jour que le soleil a choisi pour repointer sa face incandescente. 
Au dos, un polaroid avec en dessous de l’image un morceau de papier scotché et encore quelques mots. On dirait une réplique de théâtre découpée dans un livre. Le personnage, Alice, y prend la parole.

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Lettre 1,

Alice à Mathilda

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Lettre 2,

Mathilda à Alice

Le jeudi 28 février 2019


Ma chère Alice, 

 

Avec cette phrase, mi-impérieuse, mi-apaisante, tu as attisé tout l’inverse, et peut-être le sais-tu bien, peut-être était-ce ton intention depuis le début ?   
« Pas de provocation, voulez-vous ? ».
Provoquer ma chère Alice, c’est pousser, par un défi lancé, par des outrances d'attitude ou de langage, à une action et au (res-)sentiment. Tes mots, tes pierres et tes corps sont comme cette technique picturale qui accentue les renflements, les bosses, les dépressions, les bourrelets, les muscles, les hanches et les seins. La provocation, de là où elle se tient, ressemble fort au mécanisme principal de ton travail d’artiste. 

On t’a beaucoup connu comme la jeune femme qui fait parler les pierres, mais récemment je te vois investir de nouveaux médiums, toujours dans la continuité sentimentale des sujets et pratiques qui te sont chers, tels que l’écriture, sur le fil de la fiction et de la réalité. Je pense d’abord à tes émulsions photosensibles, qui font la transition entre ta période marbre, et ta série In ruins effectuée lors d’une résidence sur un site archéologique en Italie où, empêchée de glaner des pierres, tu as travaillé avec des déchets et des rebuts métalliques rouillés. En somme, des ruines contemporaines. Dans ces travaux, on y voit beaucoup de corps raconter leurs histoires. 

 

Quand ce ne sont pas les récits des autres, ce sont les aventures d’Alice à la première personne. Tu installes une distance zéro entre ta vie et nous, comme la fois où Alberto t’offre ce miroir que tu brises en douze morceaux. Faux mouvement, acte manqué ou provocation du sort ? Alors tu brodes «Pourtant, ce n’est pas le moment de s’attendrir » sur un mouchoir hydrophobe, comme pour ne jamais te consoler de ces sept années de malheur amoureux qui t’attendent.

 
Ou comme la fois où tu dis adieu à ton ami Elliott par le biais d’une sobre cérémonie où nous sommes conviés. Dans l'obscurité où Elliott repose, il y a ces cierges que l’on allume pour éclairer une dernière fois ses traits imprimés sur la surface de la pierre. C'était Atrocement réel.

Romance, romancée, romantisme, romantique. Autant de mots cousins qui jalonnent tes formes et tes pratiques. De preuve en preuve, je te vois forger le faux pour raconter le vrai. Une fois tu m’as parlé d’André Breton et de sa phrase selon laquelle la littérature est l’un des plus tristes chemins qui mènent à tout. Sachant qu’il n’y a pas de destination indolore, mais où cherches-tu à te rendre Alice ?

 
Je t’embrasse Alice !

Mathilda

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La main de Mateo, le 2 novembre 2018, vue d'exposition, « Atrocement réel »,galerie de la Cité internationale des arts à Montmartre, 4 nuits au mois de novembre 2018.

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Lettre 3,

Alice à Mathilda (de Venise)

Le mercredi 20 mars 2019


Dans la boîte aux lettres, cette fois-ci je reçois un petit paquet carré en kraft. Je fais attention de ne pas détruire le papier et je fais bien car, en le dépliant complètement, des lettres majuscules apparaissent, comme décalquées. C’est un cachet postal italien. J’imagine ce qu’a bien pu contenir ce sachet*. Peut-être un bon morceau de pain, ou tout simplement les quatre cartes postales jaunies par le temps que je trouve dedans. La première est un peu bizarre et sale. Elle est épaissie par une fleur séchée capturée dans un rond de plastique que j’ai pris pour la trinacria sicilienne. La deuxième est un paysage de Sardaigne, le Scogliere del golfo. La troisième, un lac qui aurait la propriété de devenir rose une fois par an, le Lago di Tovel, et la quatrième, est une statue d’Achilleion à Corfou.

*Je sais désormais que ce sachet contenait des frolles, des petits biscuits italiens.

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Lettre 4,

Mathilda à Alice

Le lundi 25 mars 2019


Ma chère Alice, 

Merci pour ces belles cartes vintages, elles vont rejoindre ma collection. Embrasse Serge de ma part en retour. Avec sa peau fragile, j’espère qu’il ne prend pas trop le soleil, et si c’est le cas, qu’il mette de la crème.
Vous à Venise ! C’est comme monter là-haut, un pléonasme. Tu me dis que tu y prépares une filature à la gondole tournée au 16 mm, c’est très intriguant… Pourrait-on en savoir plus ? 
« Alice Guittard, ** rue N****, Montmartre ».
Actuellement résidente à la Cité des arts comme ton adresse l’indique, partagerais-tu avec moi les sujets actuels de tes préoccupations artistiques ?

Devine à qui j’ai repensé récemment? À la voisine, Dalida et à sa poitrine porte-bonheur. À notre projet sur la tendresse. Je réalise que depuis ces deux œufs en marbre dorés à la feuille que les gens étaient invités à caresser, ton travail a, peu à peu, basculé vers moins de contemplation et plus de polysensualité. Avec la performance que tu as présentée à la Fondation Emerige Mais je sais aussi que les panoramas infinis ne sont point favorables au recueillement, tu sembles solliciter la vue, alors que finalement c’est un paysage de peaux qui s’active. Une fois encore le contact charnel ressemblait dans ton travail à un refuge fidèle.

En parlant de contact, de proximité, une pensée me traverse l’esprit. Dans ma précédente lettre j’évoquais la distance zéro, comme l’instrument primordial de ta mythologie personnelle. J’ai remarqué que cette non mise à distance était autant conceptuelle que physique, notamment dans ton rapport aux choses. Plutôt que de prendre en photo les matériaux, les objets, les tissus, les polaroïds, etc, tu les poses directement sur le scanner, ce qui fatalement annule la distance et donne cet effet si particulier, un effet de relief et de texture aplanie.

 

Plus haut tu me parles du détail, et de son importance quant au renouvellement créateur. Pour moi le détail dans ton œuvre c’est un coin de narration, une effluve de TV réalité, et une pincée d’épaisseur. L’épaisseur littéraire, l’épaisseur philosophique, l’épaisseur psychanalytique, c’est ce qui ajoute un supplément d’âme et de consistance à ton travail. As-tu des maîtres ou des maîtresses à penser qui te guident dans tes réflexions artistiques ? 

Sur cette question, je te laisse car je dois retrouver Vanessa dans trente minutes.

Je t’embrasse sur les deux joues,

Mathilda

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Lettre 5,

Alice à Mathilda

Le dimanche 7 avril 2019


Je sais qu’Alice est repartie à Venise, j’attends avec une grande impatience sa réponse qui tarde à arriver. 


Puis, ce dimanche soir, enfin... 


Finalement, dans cette correspondance, elle aura évité le format de la lettre jusqu’au bout (note à moi-même : ne pas oublier de lui demander si c’est intentionnel, et si elle répond que oui, douter quand même).


Ma chère Alice, ce fût un plaisir partagé que d’échanger ces quelques pensées avec toi. 


À très vite, je le sais,


Mathilda

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Filature à la gondole, 2019, film 16 mm noir et blanc, 11'45''.

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Filature à la gondole, 2019, film 16 mm noir et blanc, 11'45''.

Le dimanche 7 avril 2019

Ce qui est réel est absolu et ce qui est absolu est inexplicable ?

Avec cette phrase cachée dans ta précédente lettre, voilà que tu animes toute ma curiosité...

Mon premier film « Filature à la gondole » a pour point de départ le récit de Marco Polo, et plus précisément son célèbre ouvrage Le devisement du monde, appelé aussi Le livre des merveilles et toutes les légendes qui l’entourent. Le texte original, probablement écrit en 1298 en ancien français, ne nous est pas parvenu, mais de nombreuses transcriptions circulèrent au Moyen Âge, qui peuvent nous donner une idée assez claire de sa forme et de son contenu. Il faut d’abord noter que l’explorateur fût d’une grande discrétion en Chine, pays dans lequel il aurait séjourné plus de dix-sept ans aux côtés de Kubilai Khan. « Une discrétion telle que les archives impériales, pourtant très complètes, ne portent aucune trace de son passage, alors même qu’il dit y avoir été chargé de fonctions importantes » (Extraits de Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?, Pierre Bayard, Les éditions de Minuit, 2012.

Tout aussi étonnantes sont certaines lacunes de son récit qui ne mentionnent pas certaines traditions comme la cérémonie du thé, les pieds bandés des Chinoises, ou encore la particularité de l’alphabet, les idéogrammes et même la grande muraille de Chine, qui s’étend pourtant sur plusieurs milliers de kilomètres. 

Toutes ces invraisemblances m’ont conduite à émettre des doutes sur la réelle présence de Marco Polo en Chine, et je rejoins la théorie de la sinologue Frances Wood qui en vient à contester la grande majorité des voyages de Marco Polo, avançant l’hypothèse qu’il n’aurait pas, en réalité, dépassé Constantinople, où sa famille avait un comptoir par lequel transitaient de nombreux voyageurs susceptibles, par leurs récits, d’alimenter sa rêverie. Les récits de Marco Polo rappellent la part de fiction qui s’attache à tous récits de voyage, ils posent alors la question de la limite entre voyage et non-voyage. 

Peut-être que Marco Polo n’aurait alors jamais quitté Venise…

Je me suis donc rendue a plusieurs reprises dans cette « Reine de l’Adriatique » et j’ai récolté divers récits de locaux comme l’existence d’un légendaire courant qui permet de naviguer sans ramer une seule fois, la présence peu connue d’un canal secret vers Il Rio del Duca, le sentiment de retomber en enfance à cause de la perception basse de l’architecture, des bâtiments pensés pour une vue de recul, mais pourtant impossible. 

Le film « Filature à la gondole » propose une enquête qui est à la fois une introspection mentale, mêlée à une observation architecturale qui nous apporte des indices au fur et à mesure de la dérive. Le personnage central, investigateur du néant en voix off, établit une réflexion d’une voix singulière, oscillant entre murmure et provocation, soliloque et confidence, pluralité dialogique des figures du drame sur le silence de l’image qui défile.

  

Par cette dérive, l’on ne peut obtenir une image stable du mouvement, l’image ne peut jamais prendre, rejetant toujours la formation de la dernière image possible : celle de « celui-qui-essaie-des-directions-différentes-avant-de-trouver-sa-voix-définitive » ; cela rejoint le propos de l’inconnue qui n’a jamais cessé de me manquer, il n’y a pas de dernière image possible, et c’est donc la finalité de ce film, qui est tourné en pellicule 16 mm noir et blanc et projeté en boucle à ICIVENICE durant la 58e Biennale de Venise en 2019.

Autre préoccupation qui anime mes journées dans le jardin de la Cité des arts Montmartre, est la vie de notre reine de France déchue, Marie-Antoinette. Je prépare une exposition au Musée des Arts Décoratifs de La Havane dans le cadre du mois de la France à Cuba. « Noli me tangere » sera donc ma deuxième exposition personnelle. 

Dalida, Marie-Antoinette, autant de figures de femmes aux destins tragiques, qu'y verrais-tu, toi, de ton œil curieux ? En dialogue avec ce regard spécifique du commissaire d’exposition Gustavo Lopez et Olivier Perpoint, Ideatore d’ICI International Cultural Institute, je propose une installation propose un labyrinthe de grands panneaux de soie imprimée, une série de jarres tétons/bols seins en référence à ceux livrés en 1788 par la manufacture de Sèvres pour la laiterie du Château de Rambouillet, des larmes de marbre, et en miroir de Murano en référence à la chapelle expiatoire de la conciergerie dont les murs sont entièrement peints de faux marbre noir recouvert de larmes d’argent et une sculpture en lien avec la célèbre citation attribuée à la Reine : » S’ils n’ont pas de pain, qu’il mange de la brioche ! », peu connue hors des frontières de l’hexagone. 

Ce fut un plaisir d’échanger avec toi, Mathilda, ci parliamo presto !


Alice

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