conversation
Pour ce numéro 5 de la revue Possible, nous nous sommes collectivement interrogé•e•s sur ce que les questions générationnelles faisaient à nos pratiques de la critique d'art. En découvrant le collectif Jeunes critiques d'art, nous avons dû nous rendre à l'évidence : chez Possible, nous n'étions plus jeunes. Nous avons été surpris par leur façon d'écrire, leur ton parfois incisif, leur façon d'investir les réseaux sociaux. Alors, dix ans après nos propres débuts, nous avons souhaité rencontrer des membres de Jeunes critiques d'art, afin de nous enquérir de leurs méthodes, de leurs engagements, de leur perception du monde de l'art. Jeunes critiques d'art, représenté par Camille Bardin, Henri Guette et Grégoire Prangé, a accepté avec enthousiasme notre proposition. Leur parole comme la nôtre n'engagent que les individus, et non les structures, d'abord pensées comme des collectifs composés de personnalités bigarrées.
En écho à cet édito, nous avons sollicité des critiques d’art de différentes générations pour se prêter à notre exercice des 1000 signes, en leur demandant comment ils et elles envisageaient l’activité de critique à plus ou moins dix ans. À l’entrée dans une nouvelle décennie, il semblerait que le temps nous ait préoccupé.
Paris, le 15 janvier 2020
Camille Bardin, Henri Guette,
Camille Paulhan, Grégoire Prangé,
Clare Mary Puyfoulhoux,
Julien Verhaeghe et Marion Zilio
JV : Dans le cadre de cette rencontre, nous avons prévu de vous poser différentes questions autour de votre collectif Jeunes critiques d’art (JCA), mais serait-il possible d’abord de vous présenter en quelques mots ?
HG : J’ai suivi des études de lettres modernes puis d’histoire de l’art. Ce qui m’a amené à la critique d’art, c’est l’écriture ; j’avais travaillé sur Charles Pennequin et la façon dont la performance participe chez lui au processus d’écriture. J’ai toujours eu besoin d’écrire, notamment de la poésie, et porte une grande attention aux mots, à la littérature. Actuellement, je travaille pour une agence pour laquelle j’écris des textes de communication ; mon activité de critique d’art est essentiellement bénévole, pour des supports revues, web et pour la radio. Je ne confonds pas les deux : mon métier est celui d’écrire des textes pour une agence, et mon statut de critique d’art n’a rien à voir en termes de contenus. Je me souviens quand je débutais d’une fois où j’avais écrit pour une revue une critique d’une exposition que je jugeais problématique, et à la parution, tout ce que j’avais écrit avait été lissé, gommé. À ce moment, je me suis dit : tant qu’à écrire des communiqués de presse, autant y aller vraiment ! Mais pas dans la critique d’art.
GP : De mon côté, j’ai suivi des études d’histoire, d’anthropologie, d’histoire de l’art et de commerce. Actuellement, je travaille au LaM à Villeneuve-d’Ascq, où je coordonne le service de la conservation ; j’ai commencé à écrire avec JCA, qui a été créé en 2015 et lancé en tant que site Internet en février 2016. L’investissement au sein du service public m’importe beaucoup, et je veux aussi défendre le fait que les œuvres peuvent avoir un impact sociétal et social, je souhaite être acteur plus que témoin de l’art. L’écriture et la critique d’art ont été un fil rouge dans mon parcours, je n’envisage pas d’arrêter d’écrire mais je n’envisage pas non plus me dédier uniquement à ma pratique de critique.
CB : Pour ma part, j’ai fait une école de journalisme, avec à l’époque pour objectif de devenir journaliste politique mais j’ai rapidement ressenti la frustration de ne pas pouvoir aller vers des sujets de fond, davantage relatifs à des domaines qui m’intéressaient, comme la philosophie, l’anthropologie ou la psychologie par exemple. J’ai finalement atterri dans une rédaction spécialisée dans la culture, et là-bas je me suis rendu compte que c’était plus particulièrement dans l’art contemporain que je m’épanouissais le plus, car il proposait une synthèse de tout ce qui m’intéresse. Au fur et à mesure, j’ai réussi à me détacher de cette étiquette de journaliste pour aller vers celle de critique d’art. Après, je me considère davantage comme autrice, avec un réel désir de devenir écrivaine. La critique d’art est un peu mon moyen d’avoir une écriture plus libre et des réflexions plus intéressantes que celles que je pouvais avoir en tant que journaliste. La critique d’art est ma seule activité actuellement, je ne fais pas de commissariat, et – peut-être parce que je suis jeune et naïve ! – j’ai encore l’espoir d’en vivre. Ceci étant, à force de côtoyer des personnes qui me disent qu’elles travaillent en musée ou en galerie, qu’elles sont enseignantes, je commence à remettre en question mes ambitions.
MZ : Le critique d’art peut être un métier, en dépit de notre grande précarisation. C’est aussi quelque chose qu’il faut entendre, et dont je peux témoigner. Je défends l’idée que même si je produis des textes pour des galeries, je garde la main sur mes idées.
JV : Votre association défend le bénévolat choisi. Personnellement, je n’ai pas le temps, je suis obligé de me focaliser sur ce qui me rémunère. Peut-être qu’il y a eu une époque, quand je commençais à découvrir le milieu, où j’étais enthousiaste, où j’avais ce sentiment de la toute première fois, où je me sentais dans une dynamique de la générosité et où j’aimais écrire pour l’amour de l’art.
GP : La critique d’art n’est pas un métier pour moi, j’aime bien dire que c’est d’abord une posture. Quand je travaille au musée, je n’ai pas une pratique de critique, mais je peux en avoir la posture, l’attitude. Le fait d’avoir une autre activité - quand ce n’est pas choisi - peut bouffer et empêcher de prendre le temps de poser des problématiques critiques, mais si c’est un choix, cette ouverture peut au contraire nourrir, ouvrir à d’autres formes. Travailler pour un musée crée des connexions théoriques et pratiques que je n’aurais pas forcément eu l’idée de faire sans y être.
CMP : Je suis tout à fait d’accord, mon activité professionnelle nourrit ma pratique critique, et inversement. J’ai davantage de distance par rapport à mon travail du fait que j’ai une existence à l’extérieur.
CP : Je souhaiterais vous poser une question très pragmatique : comment est né votre
association ?
GP : Au départ, JCA s’est créé sur les bancs de l’École du Louvre, quand nous étions en 2e année spécialité art contemporain avec Horya Makhlouf. Pourquoi n’essaierions-nous pas d’écrire sur l’art contemporain ? Nous sommes allés regarder sur Internet, pour voir ce qui existait. Je me rappelle que nous étions tombés sur Point contemporain, qui avait alors un an. Mais nous voulions une approche différente des revues existantes - même numériques. On désirait avoir une approche littéraire, ambitieuse sur le fond mais très lisible pour le grand public. On lisait les textes d’expositions, et pour certains on n’arrivait même pas à les comprendre. D’un autre côté on ne souhaitait pas forcément être identifiés, ce d’autant que personne ne nous connaissait. On avait en tête une sorte de critique sauvage, totalement libre, impunie. C’est comme cela que nous avons rapidement décidé de créer notre propre espace d’expression, et de nous mettre en collectif, faire corps pour ne pas être trop isolés ni trop fragiles. Au tout début, nous étions huit, et très rapidement nous avons agrégé des personnes de l’extérieur, après des discussions autour d’un verre. C’était assez chaotique et hasardeux, le point de départ était vraiment d’écrire, on ne songeait pas du tout à se faire rémunérer.
CB : J’ai rejoint JCA à un moment où je voulais exclusivement écrire sur l’art contemporain. J’étais toute jeune, je savais qu’il allait me falloir un certain temps avant qu’un médias me laisse libre d’écrire ce que je pensais. J’ai aimé le fait qu’il s’agisse d’un collectif et pas d’une rédaction, car de ce fait nous pouvons nous soutenir, relire les textes des uns et des autres, mais plutôt comme des confrères et des consœurs, d’une manière horizontale et pas verticale. Tout le monde peut prendre des initiatives, écrire des textes sur les sujets qui l’intéresse, donner son point de vue.
HG : Je suis arrivé chez JCA plus récemment, après avoir fini mon master en commissariat à Paris-IV. J’avais fait un stage à Beaux-arts magazine, et je cherchais des revues où écrire, c’est comme cela que j’ai commencé à travailler pour Boumbang et Point contemporain. Ce qui m’intéressait avec JCA, c’était la notion de collectif, l’idée de se rassembler, de discuter des textes et de la façon dont on pourrait les améliorer, mais aussi les réflexions sur le statut de la critique.
CB : Aujourd’hui, nous sommes 19 dans le collectif, mais nous n’irons pas au-delà de 20 personnes. Plus concrètement, je construis un planning de publications, et chacun s’inscrit ; nous avons deux publications prévues par semaine, une le mardi et une le jeudi. Tous les textes sont relus par Charlotte Lebot, éditrice et membre du collectif.
GP : Charlotte nous suit depuis le début, elle a suivi l’évolution de chacun des membres du collectif. Elle a un vrai rapport intime aux textes, on le sent quand elle édite.
CB : C’est la seule qui corrige nos textes. Si nous le souhaitons, nous pouvons nous les envoyer les uns aux autres pour avoir d’autres points de vue, qui vont motiver un débat intellectuel ou augmenter un texte. Il n’y a en revanche jamais de relecture pour valider une pensée.
GP : Pour clarifier ce dernier point, il faut dire que nous sommes un collectif et pas une revue. Dans celui-ci, nous discutons, échangeons, grandissons ensemble. Cela nous permet aussi de faire front face à la censure. Nous allons également avoir des contrats en tant que collectif pour des clients extérieurs.
CP : Est-ce que certains d’entre vous continuent quand même à écrire pour des revues ?
CB : Bien sûr, nous restons des individus en dehors du collectif. On peut ne pas avoir les mêmes idées politiques, mener des activités à côté, il n’y a pas de contradiction. De mon côté, j’ai décidé que JCA serait ma seule activité bénévole, j’ai donc arrêté d’écrire pour des revues qui ne rémunèrent pas.
GP : Ce site est vraiment notre espace de liberté d’écriture, on parle de critic run space. Sur le site Internet, nous l’avons nommé « revue » mais c’est faute de mieux, parce que le terme est plus lisible pour les lecteurs. Il n’y a pas de comité de rédaction, pas de répartition de sujets, pas de cohérence recherchée dans nos choix.
CP : Vous parliez de censure, qu’en est-il ? Y avez-vous été confrontés ?
CB : Il y a trois ans, quand j’ai intégré JCA, j’ai écrit un texte assez critique sur une foire. Et j’ai appris que la boîte de communication qui l’accompagnait m’avait exclue de tous les événements qu’elle gérait. Mon papier était particulièrement virulent et je commençais tout juste. Je n’étais donc pas suffisamment établie pour qu’on ne puisse pas m’évincer. J’ai bénéficié d’un soutien intellectuel et amical de la part des autres membres de JCA, cela m’a permis d’aller jusqu’au bout.
GP : Quand on a appris que Camille était devenue la bête noire de cette agence de communication, nous avons décidé en collectif d’écrire un texte sur la censure 2.0, et fait sciemment courir le bruit aux bonnes oreilles que nous préparions ce texte, afin que ladite agence en ait vent. Certains de leurs clients ont soutenu ce texte sur les réseaux sociaux, et Camille a cessé d’être blacklistée.
HG : Je voudrais dire que la critique d’art est très spécifique sur ce point précis. J’écris aussi pour le spectacle vivant, et cela m’est arrivé souvent de rédiger des critiques très négatives, et cela n’a eu aucun impact sur mon activité. Il est évident que dans l’art contemporain, à l’inverse du spectacle vivant, majoritairement public, les intérêts financiers sont très différents.
MZ : Avez-vous le sentiment d’être régulièrement censurés ?
CB : Non, justement parce que cet épisode nous a permis de gagner en liberté, à la fois collectivement et individuellement. Être dans JCA m’a offert une réelle liberté auprès de mes clients, et cette activité bénévole m’a permis d’être rémunérée pour ce que je suis vraiment. Désormais, les personnes qui me commandent des textes savent comment j’écris et jusqu’où je peux aller.
JV : Tu parles de clients ?
MZ : Quand tu produis une facture, c’est ton client, c’est comme cela qu’il faut l’appeler.
JV : Je préfère parler de commanditaire.
MZ : Si tu arrives à penser qu’il s’agit de ton client et non de ton commanditaire, tu vas te rendre compte que le rapport de pouvoir n’est pas là où l’on imagine. On veut nous mettre dans une position dans laquelle nous n’aurions pas le choix, surtout les institutions qui capitalisent sur notre pseudo capital visibilité ; or c’est à nous de négocier nos prix et nos conditions.
CP : Ne t’inquiète pas Julien, je pense vraiment comme toi, j’ai du mal à parler de client.
CB : Avant, j’avais l’impression d’avoir de la chance qu’on me commande un texte, et qu’il s’agissait presque d’un cadeau. Alors qu’en fait non, mon métier c’est d’être critique d’art et on fait appel à mes services, donc j’ai des clients.
MZ : Nous sommes nourris d’un idéal de la critique d’art. À partir de quand peut-on répondre « critique d’art » quand on nous demande ce qu’on fait dans la vie ? Je me suis cachée derrière tous les autres métiers du monde avant de pouvoir l’assumer.
CP : Notre milieu est extrêmement hypocrite à ce sujet. Quand j’avais 23 ans, et qu’on me demandait ce que je faisais, je disais que j’étais un peu baby-sitter, un peu vélotypiste, un peu étudiante, un peu critique d’art. Un jour, une personne bien informée m’a glissé : « Il faut vraiment que quelqu’un te le dise, mais dans le milieu on dit ‘‘je suis critique d’art’’, on s’en fout de ce que tu fais à côté. » Je n’étais et ne suis toujours pas d’accord.
CB : C’est un engagement politique de le dire lorsqu’on a une autre activité à côté ! Pour ma part, quand j’ai décidé de mettre la mention « critique d’art » sur ma carte de visite, je me suis dit qu’il fallait que je me déclare comme telle pour que les gens se disent qu’ils pouvaient faire appel à moi. Mais j’ai également fait de nombreux petits jobs, en me disant à chaque fois : « J’espère que je ne vais pas croiser quelqu’un du monde de l’art, parce que si cette personne me voit distribuer des tracts par exemple, ça veut dire que je n’ai pas assez de sous, et si je n’ai pas assez de sous c’est parce que je n’ai pas assez de clients, et donc que je ne suis pas assez bonne dans ce que je fais ». Ceci étant, aujourd’hui, si je recommençais à avoir une activité salariée, je pense que je ne m’en cacherai pas. Ce serait important de montrer que je ne peux pas être uniquement critique d’art, et qu’il m’est nécessaire de travailler en plus à côté pour exercer mon véritable métier. Cette précarité n’est pas dû à un manque de travail mais notamment au fait que nous soyons terriblement sous-payés.
JV : La notion de légitimité est un des aspects qui caractérise nos jeunes carrières. Est-ce que nous sommes en quête de légitimité, ou sommes-nous allés la chercher pour la revendiquer ? Devenir critique d’art, c’est entrer dans un processus d’acquisition de légitimité.
CP : Je me posais une question par rapport à cette histoire de légitimité : pour ma part, il était important d’entrer à l’AICA, je me faisais personnellement une gloire d’y adhérer, mais je peux vous assurer que c’était à l’époque d’un ringard pas possible. Le vrai chic, en 2011, c’était d’être commissaire. Mon interrogation est la suivante : quand la critique d’art est-elle devenue désirable ? Personnellement je vois bien le changement qui veut qu’il soit devenu glamour d’être critique d’art, mais je ne me l’explique pas nécessairement.
GP : Nous n’avons peut-être pas tellement de recul pour expliquer cette évolution. Nous entendions bien sûr parler des commissaires quand nous étions étudiants, mais cela demandait des moyens que nous n’avions pas, alors que l’écriture sur l’art nous semblait plus facile, il suffisait d’avoir un ordinateur. Il faut dire aussi que des personnes du monde de l’art m’ont dit qu’il fallait commencer par écrire si je voulais travailler dans celui-ci, et il se trouvait que j’en avais justement envie !
CP : Mais moi aussi on m’a dit cela, avec l’idée sous-entendue derrière tout cela que le jour où tu es connu, tu abandonnes l’écritures pour aller vers les choses sérieuses.
HG : L’article universitaire de Pierre François et Valérie Chartrain[1] montre bien que dans le monde de l’art, la critique d’art est perçue comme une étape, une première entrée dans celui-ci. Quand on fait des études de commissariat comme moi, c’est formidable tant qu’on est étudiant, mais très concrètement, quand on sort de la bulle universitaire, on sait que personne ne nous attend. Alors on écrit, et cela nous permet d’une part d’approfondir certains points, d’autre part d’imaginer des expositions idéales sur le papier.
MZ : Le sentiment que j’ai par rapport à l’écriture, c’est que depuis quelques années, celle-ci a un réel pouvoir. C’est pour cela que l’on parle de plus en plus de “pratique critique” : l’écriture redevient une arme politique. L’écriture inclusive en témoigne. Je m’interroge sur la montée, ou le retour du « je » dans la critique, avec l’affirmation délibérée d’un positionnement, d’une singularité, voire d’une autorité. Est-ce que cette volonté de réintégrer le « je » ne conditionne pas ni ne nous enferme dans un point de vue unique, ou une communauté ? De mon côté, je préfère dire que j’ai une écriture caméléon qui évolue par contact.
CB : J’emploie le « je », non pas pour me galvaniser du fait d’avoir écrit ce texte mais parce que j’ai l’impression de donner davantage de liberté à mon lecteur ou à ma lectrice, parce que je lui propose un point de vue qui est le mien. Employer le « je » c’est reconnaître sa subjectivité. À l’inverse, quand on emploie le « on » je pense qu’on impose sa vision à la personne qui nous lit. On m’a matraquée pendant toutes mes études qu’il fallait être objective, mais c’est faux, le journalisme et l’objectivité sont à mon avis antinomiques.
CP : J’aimerais aussi préciser qu’on n’a pas du tout besoin d’utiliser réellement le « je » pour s’exprimer à la première personne dans un texte. À l’inverse, il y a un « je » générique de mondanité, que je ne trouve pas très intéressant.
JV : Je me sens proche de Marion, mais peut-être est-ce dû à un formatage lié à notre formation universitaire.
CP : J’ai aussi une formation universitaire, et j’ai l’impression d’avoir écrit ma thèse de doctorat à la première personne, sans jamais utiliser de « je ».
MZ : Le « je » m’ennuie parce que j’essaie d’être plurielle, de passer par différents points de vue, jamais figés, me permettant de voir le monde autrement.
JV : C’est peut-être aussi une question d’affirmation de soi, certaines personnes ont suffisamment confiance en elles pour assumer leur point de vue.
CP : Je voudrais poser une autre question aux JCA, justement en partant de cette histoire de point de vue : je me demandais si vous aviez des modèles en écriture, en critique d’art ? Vous placez-vous dans une historicité de la critique d’art ?
GP : Même si cela peut paraître un peu bateau, un temps cela a beaucoup été Restany, et maintenant c’est plutôt Baudelaire. Je me suis rappelé récemment pourquoi j’étais si émerveillé en le lisant : il défend les artistes coûte que coûte contre les bourgeois. Cette posture politique, qu’il défend avec une écriture poétique et littéraire, est très forte. Cela m’apprend que le critique d’art n’est pas forcément là pour juger, séparer le bon du mauvais, mais il peut avoir une démarche de combat contre l’institution. Le « bourgeois » de Baudelaire, ce serait peut-être aujourd’hui le milieu financier.
HG : Mes références sont plutôt littéraires, Proust notamment dans la façon dont on peut ramener l’écriture sur l’art à la fiction. Outre Pennequin, j’ai été très intéressé par des poètes comme Pierre et Ilse Garnier, John Giorno ou Cécile Mainardi.
MZ : Sur votre site Internet, on peut lire cette phrase : « Suite à la visite d’une exposition en galerie et la lecture du texte particulièrement creux et arrogant qui l’accompagnait, nous avons décidé de nous rassembler pour penser une alternative ». Êtes-vous toujours d’accord avec cette assertion? Maintenant que vous êtes dans le “milieu” depuis quelques années, avez-vous encore le sentiments de lire des textes illisibles ?
GP : Il y a un mois, je suis entré dans une galerie, me suis saisi du texte, ai lu la première phrase. Et je suis sorti illico. Il y a quelque chose de dangereux dans notre milieu : on va en venir à s’extasier devant des textes qui n’ont aucun sens, parce que l’entre-soi a fait son travail, mais on est tellement habitués que l’on peut y trouver de la poésie.
CP : Camille, je me souviens que tu étais intervenue en avril 2019 dans une rencontre organisée par l’AICA, et tu avais dit que tu avais en écriture un désir de traduction des œuvres, tu avais dit que tu souhaitais que ta mère puisse te lire. Je me reconnais beaucoup dans ce que tu as dit, je ne veux pas grimer l’hermétisme.
CMP : Pour ma part, j’ai au contraire très peur des textes accessibles, parce que je me méfie de l’information : réduire la distance par le biais de textes compréhensibles me renforce dans l’idée d’une écriture qui ne serait ni une information, ni un mode d’emploi.
GP : Nous avons beaucoup discuté au sein du collectif de la différence entre critique d’art et médiation. Un texte de critique d’art n’est pas forcément une explication, mais cela me paraît important que le lecteur puisse me comprendre, même si mon texte est totalement laiteux ou poétique, sinon j’ai raté mon travail d’écrivain. Certains textes se cachent derrière le verbiage, c’est insupportable, et les artistes se font mousser parce qu’on a utilisé plein de mots compliqués pour parler de leur travail.
CP : Dans notre génération, la revue Particules a été je crois marquante pour beaucoup d’ex-jeunes critiques d’art. Gaël Charbau y avait signé un article, « Analyse / Actualité du Novlangue » (2006), qui avait eu un peu d’écho à l’époque, même sans réseaux sociaux. Il y critiquait le jargon de certains critiques d’art, et j’avais été très admirative de ce texte. Aujourd’hui que Gaël Charbau n’est plus critique d’art mais commissaire d’expositions pour les meilleures fondations privées, lesquelles produisent souvent des communiqués de presse issus du plus pur produit novlangue, je dois avouer que je me sens pleinement trahie. Ma question serait donc la suivante : derrière ou au-delà de la critique d’art, avez-vous une ambition particulière ?
GP : Je dirais qu’il y a surtout beaucoup d’ambition de faire, beaucoup d’idées mais pas forcément d’ambition individuelle. Je n’ai pas de plan de carrière ! On s’est rendus compte à quel point cela pouvait être vain, alors que ce que nous développons ensemble ne l’est pas.
HG : Nous essayons de soutenir de jeunes artistes, pas parce qu’ils sont jeunes mais parce qu’ils ont le même âge que nous, et que c’est plus facile d’être dans cette logique d’accompagnement. Quand j’ai commencé, je voyais les artistes plus confirmés comme intouchables.
CB : Si je soutiens des artistes, c’est parce que je souhaiterais que tout le monde connaisse leur travail. Je me dis qu’il est injuste que je sois la seule à avoir des émotions très fortes devant ses œuvres : ce serait égoïste de garder cela pour moi alors je veux le partager.
CP : Quelles sont vos méthodes, comment rencontrez-vous de jeunes artistes ? Utilisez-vous Instagram par exemple ?
HG : Oui, personnellement j’y passe beaucoup de temps.
JV : Je me demandais quelle est votre perception de la critique d’art aujourd’hui. Chez Possible, nous avons pensé par exemple que le temps de la critique d’art pouvait aussi être celui pendant lequel nous maturons un texte ; on pourrait imaginer que l’on fait de la critique d’art lors d’un échange téléphonique avec certains interlocuteurs, lorsque l’on fait des recherches sur le net, ou lors d’un trajet de métro en se rendant à l’atelier d’un artiste.
GP : Je ne pense pas que le temps de la critique d’art soit omniprésent pour ma part. Ma définition de la critique d’art la plus simple serait la suivante : un écrivain ou une écrivaine dont l’objet d’écriture tourne autour ou passe par l’œuvre.
CMP : Je le dis de manière caricaturale : je me sers des artistes pour écrire, je les utilise comme “trampoline”. Ma posture serait de dire que je fais de la critique d’art pour ne pas avoir à me confronter seule face à une page blanche. Je considère que c’est la fabrique d’un corpus. Tous mes textes sont le kaléidoscope d’une pensée qui se déploie grâce à la confrontation avec des pratiques. C’est ainsi que je définis ma pratique ; pour autant, cette définition n’a de sens que si elle est singulière. Je sais bien, et tant mieux, que tous les critiques ne font pas comme moi.
GP : Je trouve ton point de vue très intéressant. On pourrait imaginer deux types de critiques : les critiques systémiques, qui veulent comprendre l’esprit du temps et créer des corpus cohérents, construire des mouvements, que pourrait représenter Restany. Et il y aurait des critiques amoureux qui sont là pour l’amour de la langue, pour l’amour de l’art, comme Baudelaire. Ces deux types d’écritures se rejoignent chez d’autres auteurs, comme Diderot. Finalement, je ne crois pas tellement à cette dissociation : je pense qu’on ne cherche pas de structures dans l’art si on n’est pas amoureux au départ, et qu’on est moins amoureux si l’on ne comprend pas les structures qui sous-tendent l’art.
MZ : Peut-être faudrait-il abandonner ce terme de critique d’art, et se dire écrivain ou écrivaine d’art ?
CP : Je suis pleinement en désaccord, je tiens beaucoup au terme de critique d’art, parce que les termes sous-tendent une subjectivité. Sinon, c’est un communiqué de presse, un dictionnaire ou wikipédia. J’aime le poids acide du mot « critique ». Regardez le poids des critiques littéraires, des critiques de cinéma.
MZ : Mais aujourd’hui tout le monde peut critiquer !
CP : Pas du tout ; il y a beaucoup de grumeaux dans ce que tu lis ? Non, puisque les lieux paient les quatrièmes de couverture.
MZ : On peut l’être ailleurs. Pour moi le terme de « critique d’art » est galvaudé, ou plutôt son objet a évolué. Si l’on revient à son étymologie, la critique c’est la séparation, le jugement, la crise, le moment où l’on doit faire un choix, retenir quelque chose plutôt qu’une autre. À l’époque la critique s’intéressait aux oeuvres ou aux expos, aujourd’hui elle endosse une dimension sociétale, voire activiste, au risque parfois de la moralisation.
CP : C’est pourtant ce que j’ai l’impression de faire.
MZ : Le critique se doit de travailler à chaud. J’ai l’impression que l’époque est à la création et à la circulation d’une multitude de petits récits, avec ce désir de renverser les rapports de forces et le mythe d’un grand récit dominant. Or cela passe par des bifurcations, et non un relation d’autorité du sujet sur l’objet comme le propose, il me semble, la critique.
[1] Pierre François et Valérie Chartrain, « Les critiques d’art contemporain », Histoire & mesure [En ligne], XXIV - 1 | 2009, mis en ligne le 01 août 2012, consulté le 28 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/histoiremesure/3869.