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Julien Verhaeghe : Que fait le ou la critique d’art quand il ou elle n’est pas dans un processus strict d’écriture ? Quelles sont les autres activités qu’il ou elle mène en parallèle et qui relèvent pourtant de la critique d’art ? Selon moi, voir une exposition, faire une visite d’atelier, les échanges, voire même le temps de transport que l’on accomplit en maturant une idée, ces choses non palpables qui ne mènent pas à un résultat textuel pourraient faire partie de la critique d’art.

 

Vanessa Morisset : Je crois qu’à chaque fois que je me rends à une exposition ou que je rencontre un artiste, il y a potentiellement de l’écrit. J’ai toujours ce désir d’écrire, tout le temps, même quand je vois des expositions qui ne me plaisent pas du tout, qui me déçoivent ou pour lesquelles je n’ai rien à dire. J’ai quand même envie d’écrire, ne serait-ce que cela, mais pas forcément sous la forme d’un article. Il faut dire que mon rapport à l’écriture est de l’ordre de la toxicomanie.

 

Camille Paulhan : J’ai une histoire personnelle à ce sujet. Il y a quelques années, j’avais voulu aller voir une exposition à la Halle Saint-Pierre, le dernier jour de l’exposition. J’ai présenté ma carte de presse, et la personne à l’accueil a fait la moue : « C’est le dernier jour ! » J’ai un peu rougi, je ne savais pas quoi dire. En réalité, j’aurais dû expliquer à cette dame qu’évidemment, je n’allais pas écrire un texte dessus. Mais que ce que j’allais voir dans l’exposition n’allait pas me servir demain, mais peut-être dans un, cinq ou dix ans. C’était une anecdote signifiante parce que ce qu’elle raconte, c’est que si tu as une carte de journaliste, tu es là pour écrire. Mais pour ma part, j’écris vraiment sur très peu d’expositions que je vois, et pourtant elles me servent pour tellement d’autres choses. Il y a des œuvres que j’ai pu voir il y a dix ans qui sont toujours aussi marquantes, des œuvres qu’on ne voit qu’une fois et dont on peut être très heureux à l’idée de les recroiser un jour.

 

Claire Kueny : Je trouve que l’attente d’un texte en retour rend la position de critique délicate. Je suis allée au Jeu de Paume récemment et, en présentant ma carte de presse,  on m’a demandé de communiquer mes coordonnées et le nom de la revue pour laquelle j’écris. Ça m’a ennuyée d’être dans ce rapport-là, que j’ai trouvé un peu culpabilisateur, sachant que je n’avais pas l’intention d’écrire un texte sur l’exposition. Parfois, j’adorerais visiter des ateliers, discuter avec un artiste de son travail mais sans être dans cette pression de produire quelque chose derrière, et c’est quelque chose que je m’autorise avec des amis ou des connaissances, mais pas avec des artistes dont j’aime le travail mais que je ne connais pas.

 

Camille Paulhan : Cela m’arrive régulièrement de rencontrer des artistes parce que j’ai aimé leurs œuvres, sans avoir rien à leur promettre, mais en revanche je leur dis très vite pour ne pas que cela produise des ambiguïtés gênantes. N’étant pas commissaire, je n’ai en général rien à offrir aux artistes, et cela me perturbe de voir parfois l’accueil que certains me font, où je vois que tout est préparé pour que je fasse quelque chose.

 

Julien Verhaeghe : Un rapport de séduction peut s’instaurer dans ces cas. Pourtant, la relation que l’on entame avec un artiste, qui n’aboutit pas à un travail d’écriture, fait aussi partie du travail. J’essaie de définir cet espace qui n’est pas de l’écriture stricte : comment le définir, le mettre en relief, le comprendre ? Le sentiment que nous partageons tous et toutes ici, c’est que beaucoup de personnes ne comprennent pas d’emblée que cet échange est porteur.

 

Vanessa Morisset : La séduction, l’ambiguïté entre sympathie et intérêt peuvent être ressenties mais surtout lors des premières rencontres, rapidement cela se dissipe, parfois il y a des vraies relations qui se créent sur le long terme. Certains artistes que j’ai rencontrés il y a longtemps sont devenus des amis, et on se voit régulièrement pour discuter de leur travail, qu’ils sont heureux de me montrer pour que l’on échange à leur propos. Il arrive que l’on inverse les rôles, que je leur parle de mes envies d’écrire, des voies que j’essaie d’explorer et à propos desquels leur point de vue d’artiste m’est très précieux. Il peut y avoir aussi des sortes de compagnonnages, et je me sens dans mon rôle quand je le fais : je ne donne pas un conseil d’ami, mais un regard de critique d’art.

 

Clare-Mary Puyfoulhoux : Je pense même que quelque chose d’encore plus fort peut se nouer dans le temps. Quand j’aime une exposition, j’ai généralement l’envie de partager ce que je pense et ce n’est pas l’écriture qui me vient spontanément : donc si quelque chose me parle, je vais en envoyer l’écho à des amis, qui sont pour certains des artistes. Cet éventail de flux qui se développe à partir de ces échanges, c’est l’arrière-cour de mon écriture, qui se tisse à travers des envois de photographies, de textes. C’est une caisse de résonance constante.

 

Julien Verhaeghe : En vous écoutant, je me demande dans quelles mesures je suis allé voir des artistes dans le but d’écrire sur leur travail ; bien sûr, j’ai parfois des travaux de commande et je me suis rendu dans des ateliers spécifiquement avec le projet d’écrire, mais j’ai parfois le sentiment que ce n’est pas une démarche naturelle. Je voudrais cependant revenir sur le compagnonnage et l’amitié : est-ce que cela ne pose pas un certain nombre de questions par rapport à l’indépendance critique ? Le travail d’accompagnement des artistes, qui deviennent pour certains des amis, peut parfois empêcher la distanciation nécessaire. Est-ce que le fait d’être ami avec des artistes peut être un problème en soi ?

 

Camille Paulhan : Je dois ici confesser ne pas avoir beaucoup d’amis artistes. Ils m’apportent énormément, ils sont très importants pour moi mais je sais que ce sont aussi souvent des personnes pour lesquelles je travaille. La séduction me met particulièrement mal à l’aise, même s’il est impossible de la nier, mais c’est comparable aux étudiants qui à l’approche des examens se mettent à être beaucoup plus aimables : c’est difficile à vivre parce que cela flatte l’ego. J’admire et envie cependant beaucoup les commissaires d’exposition ou les critiques d’art – qui sont souvent la même personne – qui sont dans des cercles d’amitié forts avec de nombreux artistes. Mais dans le fond, peut-être tiens-je plus à mon indépendance qu’à mes réseaux d’amitié. Je m’inquiète du passage du temps, de nos liens avec des artistes que nous aimerons toujours mais dont nous n’aimerons plus le travail : ces rapports d’interdépendance nous placeront dans des situations complexes qui nous conduiront à les soutenir ou à les défendre alors même que nous le désirons plus.

 

Claire Kueny : J’ai des amis artistes et d’autres non, et parmi mes amis artistes, il y en a certains avec qui je travaille, et d’autres pas du tout. J’ai la curiosité de voir ce qu’ils font, d’aller voir leurs expositions, mais ils n’attendent pas de moi un texte. Avec mes amis, les échanges sur le travail se font finalement plus souvent dans les discussions sur les livres, les expositions, les films que nous avons vu/lu/entendu récemment, autour d’un verre, que sur leur travail à proprement parler…

 

Vanessa Morisset : Être ami avec un artiste dont on n’aime pas la démarche me semble  compliqué. Mes amitiés sont souvent très intellectuelles et naissent du travail, des prises de positions, des attitudes. Ce sont plus de grandes affinités avec de longues discussions que des amis avec qui je vais faire des fêtes, même si c’est possible aussi.

 

Marion Zilio : Le risque, à être trop entouré d’amis du monde de l’art – artistes, commissaires d’exposition, galeristes… – est de perdre pied avec une certaine réalité. J’ai gardé mes amis d’enfance, et cela me plaît de percevoir le monde à travers leurs yeux. C’est ce qui me rattrape d’une sphère où certains ont parfois l’impression de créer l’histoire ou de sauver le monde ! L’amitié dans le milieu professionnel est présente, riche et sincère, mais je me rends compte que beaucoup de personnes de notre condition professionnelle ne traînent qu’avec des gens qui ont un lien de travail fort avec l’art. Je me demande jusqu’à quel point, cela peut cultiver des formes endogènes, voire toxiques pour la création.

 

Vanessa Morisset : Ces liens de convivialité sont aussi professionnels. Quand tu vas à un vernissage, tu n’es pas là que pour discuter et boire un coup, c’est en même temps une situation professionnelle, d’où la difficulté parfois à vivre ces moments qui peuvent mettre mal à l’aise.

 

Julien Verhaeghe : Finalement, nous parlons ici du réseau, des personnes avec qui échanger et travailler. Souvent, la première strate de ce réseau, ce sont les amis et l’amitié se confond avec le réseau, d’une façon qui n’est pas toujours positive. C’est sans doute partagé par d’autres domaines que le nôtre, mais les rapports d’intérêt dans l’amitié me semblent possiblement problématiques.

 

Camille Paulhan : Pour ma part, j’essaie de peu confondre mon réseau et mes amis. Après, je ne vais pas aux dîners, je ne vais pas aux fêtes d’après-vernissage, je ne vais pas danser, j’ai toujours l’impression d’avoir mieux à faire et c’est ma manière de me protéger. Comme ces moments sont aussi du travail, je n’ai pas envie de prolonger sous couvert festif. C’est peut-être mon côté calviniste : mon temps est précieux et ma légèreté l’est tout autant.

 

Vanessa Morisset : J’ai le souvenir d’un dîner de vernissage où initialement je n’avais pas prévu d’aller car j’étais avec mes deux enfants. L’équipe du lieu nous a invité tous les trois, j’étais un peu stressée car je devais incarner deux rôles, un rôle professionnel et celui de maman, avec toute l’intimité que les enfants apportent spontanément avec eux. Mais finalement, ça s’est très bien passé.

 

Claire Kueny : Je n’ai pas du tout le sentiment, dans mes relations amicales dans le milieu de l’art, d’être dans des positions d’intérêt. C’est peut-être parce que nous sommes jeunes, j’ai grandi avec eux, je ne le subis pas dans mes relations amicales. Et nous savons tous faire la part des choses, quand il s’agit parfois de travailler ensemble.

 

Marion Zilio : D’un autre côté, certains commissaires d’exposition ou critiques d’art sont  régulièrement critiqués parce qu’ils exposent ou écrivent sur des artistes qui sont aussi leurs amis. En évoquant le copinage, les détracteurs ne perçoivent pas la nécessité de soutenir, sur la durée, des artistes avec lesquels on partage des affinités intellectuelles.

 

Camille Paulhan : Il me paraît logique de travailler avec des gens que l’on aime bien, qui sont parfois des proches, ou des personnes auxquelles on tient. Mais que va-t-il se passer dans dix ou quinze ans, quand les liens d’intérêt vont se superposer à des carrières ? Cette question est épineuse.

 

Clare-Mary Puyfoulhoux : À mon endroit, j’ai l’impression d’avoir plusieurs cercles. Un premier cercle de personnes qui sont devenues des amies, qui sont des interlocuteurs et qui m’accompagnent dans mon parcours. Si j’étais amenée un jour à organiser une exposition, je penserais à eux car ils ont nourri mon imaginaire, ma réflexion. Et il y a un autre cercle avec lequel je ne dépasse pas l’actualité : ce sont eux dont je me méfie dans cinq, dix ou vingt ans. J’ai parfois eu l’impression d’être un distributeur automatique de textes pour des choses sans intérêt et qui ne me parlaient pas. En ce sens, je n’ai pas peur de l’évolution des relations.

 

Claire Kueny : Que les relations avec les artistes soient amoureuses, amicales ou strictement professionnelles, ce qui est très beau c’est de regarder leur travail avec tes yeux (des yeux autres, extérieurs), pour leur faire redécouvrir leur propre œuvre, leur permettre de la voir autrement. C’est là que notre rôle est important : on participe à la construction d’un travail, à la façon dont il sera pensé, dont il va évoluer. On a tous connu ça, une rencontre avec un artiste, une visite d’atelier d’où naît une pièce, parce que tu as regardé quelque chose qui était posé là par hasard.

 

Marion Zilio : J’ai souvent fait l’expérience d’œuvres qui me résistent, et le fait de rencontrer la personne derrière me fait découvrir tout autre chose, une manière de procéder ou des méthodes qui me fascinent. C’est une raison suffisante pour me donner envie d’accompagner cet artiste, d’écrire sur son travail. Cela fait quinze ans que je me pose la question : est-ce que je dois aimer une pièce parce qu’elle m’a d’emblée parlée, ou est-ce que je dois aimer une pièce parce que l’univers collatéral a fait que j’ai appris à l’aimer ? Je crois qu’on apprend de plus en plus à aimer des œuvres.

 

Julien Verhaeghe : Finalement, je me dis que l’activité du critique d’art repose beaucoup sur la biographie personnelle, sur des parcours de vie individuels, sur le rapport à l’autre, l’empathie. Est-ce que le critique d’art n’est pas d’abord quelqu’un qui aime l’humain ?

 

Clare-Mary Puyfoulhoux : Il y a une curiosité et une soif chez les critiques, une envie que cela marche.

 

Marion Zilio : En même temps, quand un artiste est insupportable, ça se sait très vite dans le milieu et plus personne n’a envie de travailler avec lui.

 

Camille Paulhan : Je ne suis pas sûre, il y a beaucoup d’artistes odieux qui continuent à travailler sans problème. Rencontrer un artiste qui se comporte de manière infecte m’affecte beaucoup parce que souvent, quand j’aime une œuvre, c’est aussi parce que je lui prête des caractéristiques puissamment morales. Cet état de fait très décevant me rend mutique, il m’est difficile d’en dire vraiment du mal car je ne vais pas renier l’amour, mais je ne peux plus en faire l’éloge. Pour beaucoup d’œuvres, je dois avouer être ravie de ne pas forcément connaître les artistes.

Par ailleurs, pour répondre à ta question, Julien, au risque de me répéter, en ce qui me concerne mon travail de critique d’art est composé pour moitié du travail d’écriture et pour moitié du travail d’enseignement. Je les vois exactement de la même manière, et d’ailleurs je parle des mêmes choses en cours et dans mes textes. C’est d’abord de la transmission, même si l’écriture est tournée vers l’archive et l’enseignement vers la perte. L’oralité, c’est la perte ultime : tu dépenses tout pour un moment dont les étudiants et étudiantes vont garder à peu près 5%, en général le moment où tu as dit un gros mot ou un machin marrant. Mais c’est ainsi !

 

Claire Kueny : Pour moi, la spécialisation dans l’art contemporain était une manière de revendiquer le fait qu’au-delà des œuvres, je pourrais échanger avec des artistes, des étudiants… Dans ce cadre, je découvre aussi que la porosité entre ce qui relève de notre vie professionnelle et notre vie privée est très ténue. Lire un livre, aller au cinéma, aller au musée, même quand je suis en vacances ou que je pars en week-end, ça reste du travail, même si je ne m’en rends pas compte.

 

Vanessa Morisset : Le travail d’écriture est pour moi une activité à part, on peut parler des mêmes choses en enseignant, mais le moment où on est derrière son ordinateur et où on écrit est très particulier, un peu hors du monde, absolument délicieux.

 

Camille Paulhan : Mais donner cours est un moment tout aussi délicieux ! C’est aussi un moment où on sait qui nous écoute, alors qu’on ne sait jamais qui nous lit. Enseigner et écrire me paraissent solubles depuis que j’enseigne, je ne l’aurais pas imaginé avant. Beaucoup de mes cours préparent des textes, car c’est en parlant avec mes étudiants et mes étudiantes que les choses adviennent et prennent forme.

 

Marion Zilio : Quand on arrive dans le milieu de l’art contemporain, tout le monde te met en garde : « Attention, c’est un milieu de requins ! » Or au contraire, je n’ai jamais rencontré autant de gens qui pouvaient mettre en œuvre une telle générosité, un tel partage.

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