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entretien

Jessica Boubetra

Anna Cloarec

AU SORTIR DES ATELIERS ICADE

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Jessica Boubetra, Intervalles (3), 2017, métal peint, bois teinté, 3 modules identiques de 400 x 250 x 200 cm chacun. Crédit photo © Jessica Boubetra.

J’ai réalisé cet entretien de Jessica Boubetra lors de notre rencontre au sein de l’exposition collective qui marquait la fin de sept mois de résidence. L’artiste faisait partie de la première édition des résidences nomades organisées par le groupe immobilier ICADE à Aubervilliers. 

Anna Cloarec : Pourrais-tu m’expliquer comment a été conçue cette exposition ? Rassemble-t-elle les pièces que tu as réalisées pendant ta résidence ces 7 derniers mois ? 
 

Jessica Boubetra : Oui c’est une petite partie de tout ce que j’ai pu faire. J’ai présenté ces pièces en discussion avec la commissaire Anissa Touati avec qui nous avons travaillé sur un ensemble de pièces en particulier.

 

AC : Pourrais-tu me parler de ces trois grandes pièces au centre ? 
 

JB : Elles sont très représentatives du projet que j’ai présenté pour candidater à la résidence. Il était donc prévu que je réalise des pièces de cet ordre dès le début. Je les considère vraiment comme un ensemble. Elles sont toutes les trois identiques, mais montrées sous trois angles différents. Leur forme définitive est arrivée un peu après le Salon Jeune Création à la Galerie Thaddaeus Ropac auquel j’ai participé en juillet 2017, après le début de la résidence. J’avais alors exposé une première version de l’une de ces sculptures, qui était légèrement différente puisqu’elle présentait des motifs minéraux. Ces motifs sont issus d’une technique employée en reliure, le papier marbré, que j’ai adaptée pour mes pièces. 

AC : Comme pour ta pièce exposée à Clay Case à la Galerie Anne de Villepoix (Hiver 2016-2017) ? 
 

JB : Exactement, même si la pièce que tu as vue à Clay Case est l’une de mes premières sculptures utilisant cette technique. Cette œuvre, qui date de 2013, a aussi enclenché ma recherche sur la notion de module. Ça fait quatre ans et en quatre ans beaucoup de choses ont évolué.

 

AC : En parlant d’évolution, ces trois pièces sont particulièrement grandes par rapport à ton travail habituel. Comment ce changement d’échelle est-il survenu ? 
 

JB : Absolument, c’est la première fois que j’utilise cette échelle. Le format est vraiment venu avec le contexte de résidence qui proposait un espace très grand. L’échelle est une réponse à l’environnement direct de l’atelier qui est situé dans une zone avec beaucoup de chantiers, de choses en construction.

AC : Tes inspirations sont issues de l’esthétique industrielle. D’où le choix de ta résidence j’imagine. Tes autres résidences présentaient-elles un contexte similaire ? 
 

JB : Cela faisait vraiment partie du projet que j’ai pensé depuis le début. Faire des choses à partir du quartier. Ces structures viennent directement des bâtiments desquels je me suis inspirée. Par rapport aux autres résidences… disons que j’apporte un soin particulier à créer des choses in situ en réaction à des contextes d’exposition. 

AC : Tes pièces sont pensées in situ. Peuvent-elles vivre dans un contexte totalement différent ? Les as-tu déjà exposées en extérieur par exemple ? 
 

JB : À Jeune Création, j’exposais une pièce en extérieur pour la première fois. C’est quelque chose que j’aimerais exploiter. Par exemple, ces structures sont faites pour aller dehors. Elles peuvent y rester plusieurs années sans problèmes. Ce qui est important pour moi, c’est qu’il y ait un lien avec l’environnement au moment de la conception des pièces. Elles peuvent ensuite être exposées dans d’autres contextes. C’est le moment de la conception qui est essentiel. 

AC : La notion de module est également très importante pour toi. Les parties « modules » sont-elles créées pour une œuvre en particulier ou arrive-t-il que tu les réutilises ? 
 

JB : Il est arrivé que je fasse appel au même module de base pour plusieurs pièces, comme pour ici. Mais généralement je les affecte à un travail en particulier. En fait il m’arrive des années plus tard de réemployer quelque chose que j’ai déjà utilisé. Je trouve aussi intéressant de réfléchir sur la durée. 

AC : Ta pratique a débuté avec l’utilisation de matériaux récupérés, mais elle a évolué et ceux que tu utilises aujourd’hui sont des matériaux que tu conçois. À quel point interviens-tu ? Dédies-tu le même temps à chaque matériau ?
 

JB : Depuis environ deux ans, je n’utilise plus du tout d’éléments déjà conçus, même si c’est quelque chose que je ne m’interdis pas. En effet, quand j’ai commencé mes études je m’intéressais plutôt à la question du ready-made. Sur des pièces comme celles présentées ici, je fabrique moi-même les éléments, même s’ils semblent industriels. Cela nécessite beaucoup de minutie, je fais attention à tous les aspects de la pièce. Chaque matériau reçoit une attention particulière qui va de la conception jusqu’à la finition. 

AC : Tu as collaboré au projet Virtual Dream Center. Comment t’es-tu approprié cet espace virtuel par rapport à ta création matérielle ? Tes sculptures ont-elles influencé ta création virtuelle ? Sont-elles également pensées virtuellement ? 
 

JB : En fait toutes mes pièces nécessitent un gros travail numérique en amont de leur réalisation. Elles sont toutes déjà modélisées. Ensuite, il y a forcément des choses qui se passent durant le processus de réalisation. Typiquement pour la série de céramiques exposée ici, une des pièces s’est effondrée à la sortie du moule. J’ai donc exploité cette erreur. Cela a changé mon idée initiale, mais j’étais très contente de cette évolution. Pour ce qui est de Virtual Dream Center, je suis co-fondatrice avec l’artiste Jean-Baptiste Lenglet. Mais je suis surtout intervenue en tant qu’architecte, car cela fait aussi partie de ma formation. Ce qui m’intéressait c’était aussi de réfléchir à la notion d’espace dématérialisé, car naturellement cela fait partie des réflexions que je mène. C’était une extension directe de mon travail. 

AC : L’aspect immersif a-t-il joué sur l’agrandissement de l’échelle de tes pièces ? 
 

JB : Non, la taille de ces pièces est vraiment liée à l’espace de la résidence. Ce qui est intéressant dans un espace virtuel, c’est qu’il ne répond pas du tout aux codes et aux normes de notre espace physique. On a donc tendance à voir les choses en beaucoup plus grand, sans limites précises, sans apesanteur. Ces questions sont propres au projet Virtual Dream Center

AC : Tu parlais de ta formation en architecture... comment t’en es-tu éloignée ? Quelle influence a-t-elle aujourd’hui ? 
 

JB : J’ai compris que j’étais vraiment artiste quand j’étais en résidence au Japon. C’est à ce moment que j’ai décidé de m’investir totalement dans ma pratique artistique, mais cela ne m’empêche pas de continuer à travailler avec des architectes. Les deux sont complémentaires. Quand je dessine des structures telles que les trois présentées ici, je fais aussi de l’architecture. Le protocole est le même. Ensuite c’est surtout une question d’échelle. 

AC : C’est d’ailleurs intéressant qu’aujourd’hui tu te tournes de nouveau vers quelque chose de plus grand… 
 

JB : Changer d’échelle c’était aussi une manière de travailler avec l’échelle du corps. Ça aurait pu être plus grand ou plus petit, mais pour moi c’était l’échelle juste par rapport au déplacement dans l’espace. Mais c’est vrai qu’il est probable qu’à l’avenir, j’expérimente quelque chose d’encore plus grand. Ces trois pièces, c’était la limite de ce que je pouvais faire toute seule dans l’atelier, mais j’aimerais beaucoup penser des pièces à l’échelle du paysage.

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Forme de résonance, 2017, métal peint, 
100 x 100 x 15 cm, 2017. Crédit photo

© Jessica Boubetra.

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Songe ductile, céramique émaillée, dimensions variables, série de 20 modules. Crédit photo

© Mathieu Deluc.

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Songe ductile, céramique émaillée, dimensions variables, série de 20 modules. Crédit photo

© Mathieu Deluc.

AC : Tu parlais de la modélisation de tes pièces sur ordinateur. Lors de cette étape, sais-tu par avance quel matériel tu vas utiliser ou modélises-tu plutôt une forme ? 
 

JB : Je pense en fonction du matériau. Les matériaux se manipulent tous de façons très différentes. Je pense donc d’abord aux outils qui vont me permettre de réaliser la pièce en question. Malgré tout, je peux ensuite imaginer ces formes dans d’autres matériaux. Mon protocole de création est très flexible.

 

AC : Au début de ta pratique tu étais également intéressée par la photographie, tu as ensuite évolué vers la sculpture tout en t’intéressant au virtuel… Quel est ton rapport au réel ? 
 

JB : J’ai fait beaucoup de tirages argentiques en couleur et en noir et blanc. Je suis même entrée aux Beaux-Arts de Paris avec un projet de photographie. Ma pratique de la photographie était surtout liée aux surimpressions, je procédais donc déjà à une certaine déformation de la réalité. Mon travail a toujours eu un lien avec l’onirisme. La rêverie. Puis c’est assez naturellement qu’est venue l’inclusion de la 3D, qui était aussi liée aux techniques de fabrication. 

AC : J’aimerais maintenant parler de tes pièces en céramique… quelle est ton approche vis-à-vis de ce médium ? 
 

JB : Je ne m’intéresse pas du tout à l’aspect modelage de la céramique. Le caractère modulable de la matière est extrêmement intéressant, mais on se fait vite absorber par cette malléabilité. Pour générer des formes, je préfère une approche moins spontanée, comme le moulage par exemple. Mais ce qui m’intéresse par-dessus tout dans la céramique, c’est le travail de l’émail. Lorsque je fais de la recherche d’émaux, je projette une couleur, une texture, j’avance des hypothèses, prédis des réactions chimiques, et à l’ouverture du four, je découvre comment les atomes se sont réellement organisés. Certaines pièces sont inexploitables, tandis que d’autres vont au-delà de ce que j’imaginais.

 

AC : Quelle est la part d’aléatoire dans ton œuvre en général ? 
 

JB : Je suis pondérée tout en cultivant certains aspects aléatoires qui me stimulent beaucoup. La conception de modules requiert une fabrication réfléchie. Je n’ai pas une pratique spontanée de la sculpture. Je l’avais. C’est de là que je viens puisque j’assemblais des éléments préexistants. Aujourd’hui, mon approche est plutôt celle de l’architecture, de la conception d’un bâtiment.
L’aléatoire se situe dans la phase de réalisation, car même si cette pièce en verre notamment, est représentative de ce que j’avais conçu par ordinateur, les découpes ont généré d’autres formes. Puis j’ai utilisé les contre-dépouilles pour faire d’autres pièces et ça, ce n’est pas possible quand on fait réaliser ses pièces par des entreprises. C’est très important pour moi de maîtriser ce processus, car cela produit des choses auxquelles on ne s’attend pas. 

AC : Comment conçois-tu ces pièces en céramique ?  
 

JB : J’ai des sujets de réflexion qui me sont chers comme l’assemblage, le module, que je mets en place depuis plusieurs années. C’est donc normal que je continue à m’intéresser à ces questions, peu importe le matériau que j’utilise. Le moulage est une façon très directe de répondre à la notion de module par la répétitivité. Dans la pièce exposée ici, j’ai utilisé deux moules différents. Un moule haut et un plus bas. Toutes ces formes sont des déclinaisons des deux formes de base qui ont ensuite été déformées et remodelées une fois sorties des moules. L’émaillage est également appliqué de deux façons différentes. Il y a des pièces sur lesquelles on voit plus d’aspérités ou plus d’hétérogénéité... Ces différences sont issues de la quantité de titane contenue dans l’émail. C’est un travail de nuances. 

AC : As-tu déjà essayé l’impression 3D ? 
 

JB : Mon projet de fin d’études d’architecture portait sur l’impression 3D de matériaux céramique à grande échelle. Nous utilisions des bras robotisés typiques de l’industrie automobile, et nous avons essayé de mettre au point une technique pour imprimer à grande échelle des matériaux céramiques. Aujourd’hui je n’ai pas encore trouvé de moment pour me repencher sur ces recherches. Mais j’aimerais beaucoup, à une échelle plus petite, réutiliser l’impression de céramique. C’est quelque chose que j’ai en tête depuis plusieurs mois... 

AC : Malgré les différents matériaux que tu utilises, cette exposition à Icade montre bien l’homogénéité présente dans ton travail. Elle passe notamment par ton utilisation de la couleur. Pourrais-tu parler de cet aspect en

particulier ?  
 

JB : Durant la résidence je me suis un peu centrée sur ce vert industriel. J’ai essayé de m’en rapprocher pour les pièces en céramiques, même si je n’avais pas la volonté de retrouver la teinte exacte. La couleur est un élément très important qui varie en fonction de chaque pièce. J’aime beaucoup les motifs minéraux, les couleurs assez tranchées. C’est quelque chose qui fluctue, qui dépend des périodes et qui passe d’une pièce à l’autre. Pour l’exposition je cherchais une cohérence des couleurs, mais je n’ai pas uniquement utilisé du vert durant la totalité de la résidence. Je me méfie d’un côté systématique du travail. C’est aussi pour cette raison qu’il est important pour moi de changer de matériaux et de ne pas me perdre dans cette facilité de refaire toujours la même chose. C’est notamment pour cela que je n’ai pas du tout fait de marbrures pour cette exposition. J’en avais déjà fait pour Jeune Création et puis j’avais aussi envie, avec ces pièces, de revenir à quelque chose de plus structuré et radical, de moins décoratif. C’est pour cela que j’ai choisi des couleurs qui étaient déjà présentes dans l’environnement de l’atelier. Le vert, tout ce béton... 

AC : Tu parles des motifs marbrés, tu emploies de nombreux matériaux. As-tu déjà essayé d’expérimenter avec le marbre ? 
 

JB : Cela fait en effet partie des nombreuses choses qui me tentent. J’ai commencé justement. À la base, j’ai appris à me servir d’une machine de découpe au jet d’eau pour réaliser des pièces en marbre. Puis il y a eu des déviances comme le métal par exemple... À l’origine, je voulais faire des pièces en marbre pour la résidence. C’est quelque chose que j’ai très envie de faire depuis plusieurs années. Mais il faut que je trouve le contexte juste de présentation, car c’est aussi toute une logistique. Le marbre est extrêmement lourd et coûteux. Il faut donc un projet concret et précis derrière. Mais j’ai plusieurs expérimentations en cours. Et puis il y a trois ans pendant une résidence à Prato, j’avais travaillé, avec un marbrier, une pièce en marqueterie de pierres dures, en marbre et en malachite. C’était mon premier essai avec de la pierre. C’était le contexte parfait. 

AC : Aujourd’hui y a-t-il un médium en particulier vers lequel tu aimerais te tourner ? 
 

JB : J’ai très envie de m’investir davantage dans la céramique. Cela fait quatre ans que je mets cela en place progressivement. Je me suis équipée pour avoir un atelier de céramique. Ce sont des investissements considérables et il me manque aujourd’hui un local adapté. C’est quelque chose que je vais mettre en place l’année suivante je pense mais je n’ai pas envie de m’enfermer dans un médium. C’est très intéressant de changer régulièrement, car ça m’oblige à réadapter mon processus de réalisation des pièces, et cela fait avancer la recherche.

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