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entretien

Bertrand Lamarche

Adrien Elie

WELCOME TO...

Bertrand Lamarche, vue de l'exposition L

Bertrand Lamarche, vue de l’exposition Le Baphomet, 2017, La Maréchalerie, Versailles. Crédit photo © Nicolas Brasseur.

Voilà ce que l’on pourrait lire sur le panneau annonçant une ville issue de l’univers artistique de Bertrand Lamarche : « Welcome to... ». Juste ces deux mots, et rien d’autre. Dans le cinéma fantastique, de Twink Peaks à Silent Hill,  un écriteau surgissant au bord de la route et à demi effacé par la brume est un signe visuel récurrent. Une ville, au regard de l’œuvre de Bertrand Lamarche, serait un lieu innommable à la lisière de la réalité et de la fiction, où des entités architecturales abandonnées, des machines organiques et des plantes toxiques apparaissent au sein d’un étrange brouillard. Une ville tout en façade, factice et irréelle, à l’instar de celle visitée par le héros anonyme de la nouvelle de Jean Ray : La Choucroute

Bienvenue ailleurs, bienvenue nulle part. C’est dans ce monde aux échelles distordues que j’ai pu m’immiscer le temps de deux rencontres avec l’artiste. La première a eu lieu au centre d’art contemporain La Maréchalerie à Versailles, lors du vernissage de l’exposition Le Baphomet où j’ai rencontré Bertrand Lamarche. Je lui ai proposé de poursuivre notre échange dans son atelier à Paris, ce qu’il a accepté volontiers. 
J’entre dans son atelier, au fond d’une cour rue du Faubourg Poissonnière, à proximité de l’hôtel Benoît de Saint-Paulle et d’anciens ateliers réhabilités en logements, un lieu de vie et de création où nous entamons un nouveau pan de notre conversation débutée quelques semaines plus tôt. Dans cet entretien, il me dévoile sa vie d’artiste, ses influences et ses dernières œuvres produites.


Adrien Élie : Comment procédez-vous pour créer une œuvre ? Quels sont généralement les éléments déclencheurs ? Quel est le point de départ ?
 

Bertrand Lamarche : Il est difficile de répondre à ces questions. Mais par contre, il est possible de remonter à certaines choses antérieures, à un état ressenti, où l’on est à la fois dans le monde et à côté du monde, un pied dedans et un pied en dehors. De manière générale, c’est comme cela que géographiquement et physiquement, j’essayerais de définir ma position et que, au même titre que le cinéma et la musique, les arts visuels ont pu m’attirer. 


AE : Beaucoup de motifs et de références reviennent souvent dans votre travail, par exemple les tunnels, la vapeur, des entités artificielles gonflables ou mouvantes. Vos œuvres sont assez sombres aussi bien dans leurs gammes chromatiques que dans leurs discours. Est-ce que vous travaillez vraiment cette unité visuelle et thématique ou est-ce simplement subjectif ?
 

BL : Non, ce n’est pas volontaire. On peut dire effectivement qu’au départ, il y a des pièces qui ont une polychromie ou parfois un manque de polychromie, ce qui est plutôt de l’ordre du dessin. Ce n’est pas du dessin à proprement parler, mais des choses qui sont dessinées dans l’espace. 
Il y a peut-être dans ce que vous dites une sorte de dramaturgie récurrente. Je sais que dans le cinéma, un des ressorts de la narration est généralement un drame ou une tragédie, à un moment donné. Pour ma part, je suis attiré dans les films par des choses plutôt périphériques qui peuvent être de l’ordre du décor. Par ce qui est indirect, à coté de ou derrière une narration, comme une tempête qui serait derrière des personnages.

AE : Votre travail relèverait-il d’une certaine forme de chaos inspiré du romantisme noir ?
 

BL : Mon travail n’a pas, je pense, directement à voir avec le chaos, mais le paysage industriel peut renvoyer à une forme de mélancolie.
L’industrie, une météorologie noire, et un héritage du XIXe siècle peuvent aussi être des références. J’ai grandi dans une région industrielle. Il m’en reste des fantômes et des silhouettes. La littérature fantastique m’intéresse également, en particulier l’œuvre d’Edgar Poe, qui est vraiment très importante pour moi. Dans ce contexte du XIXe siècle, il est possible d’imaginer un drame, à la fois sombre et réaliste, qui puisse être teinté d’un esprit fantastique, accentuant encore son réalisme.

AE : Votre dernière exposition à La Maréchalerie à Versailles concentre vraiment cet aspect fantastique avec Le Baphomet (Protoplasme), cette grande créature volante recouverte d’un voile. Peut-être que j’extrapole un peu, mais il est vrai que l’on sent une présence du fantastique dans votre travail, dans le sens où quelque chose s’inscrit dans la réalité et qui, pourtant, ne devrait pas y être ?
 

BL : Oui, parfois, j’aime accrocher au monde réel des éléments du fantastique, plus avec des références qu’avec des narrations. Je trouve cette manière d’opérer très dynamique pour fabriquer et essayer de produire des frictions. Le fantastique relève à la fois d’une dimension symbolique très forte et d’un fonctionnement de l’ordre du collage. Il relève aussi pour moi d’une recherche sur des figures, des entités et des icônes, qui peuplent parfois le travail.

AE : Cette dramaturgie, ces références littéraires, apposer de la fiction au monde réel, tout ceci s’inscrit dans une esthétique de beaucoup d’artistes des années 90 de votre génération, comme par exemple Philippe Parreno, Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster et d’autres. Vous sentez-vous lié avec cette génération ou est-ce que vous êtes un peu plus à l’écart ?
 

BL : Je retrouve dans le travail de Parreno, Huyghe et de Gonzalez-Foerster, une certaine distanciation au monde, une désarticulation, qui m’intéresse. Ce qui a été très opérant chez ces artistes, comme pour moi, c’est le cinéma. Lorsque l’on aime le cinéma, le regard sur le réel se construit à partir de cette culture, comme dans un processus inversé.
Mais j’appartiens plutôt à ce qui relève du milieu queer qu’à cette famille d’artistes, même si ce n’est pas directement prégnant ou immédiatement visible dans ma pratique. C’est plutôt présent dans ma façon de travailler et de regarder mon travail. Mon rapport au monde est imprégné de cet héritage, d’un rapport au double, à la différence et à la théâtralité.

AE : Pouvez-vous me décrire le processus de fabrication de vos œuvres et plus particulièrement des Lobby, ces couronnes tubulaires motorisées tournant sur elles-mêmes ? Cette série est un peu « phare » au sein de votre travail. Faites-vous également appel à des personnes extérieures pour la réalisation de vos pièces ?
 

BL : Les premières versions des Lobby ont été faites en 2003, sur un modèle de petite taille avec un prototype réalisé dans un garage. Ensuite seulement je suis passé à une fabrication plus professionnelle. Étant moi-même bricoleur, j’ai fabriqué les premiers modèles, aidé par mon père. Aujourd’hui, pour les pièces mécaniques les plus techniques et complexes, je fais appel à Didier Warin. Je travaille régulièrement avec des collaborateurs extérieurs pour la post-production des pièces vidéo ou sonores. Cependant, pour la plupart des autres productions, comme les sculptures et les maquettes, je travaille plutôt seul sur des rythmes plus longs où j’ai besoin d’expérimenter.

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Bertrand Lamarche, Poursuites, 2017, Vidéo 16-9, couleur, son, 7’07’’, Edition de 4, Production A.I.R, Paris. Crédit photo © Nicolas Brasseur.

Bertrand Lamarche, vue de l'exposition L

Bertrand Lamarche,  vue de l’exposition Le Baphomet, 2017, La Maréchalerie, Versailles. Crédit photo © Nicolas Brasseur.

AE : [Alors que nous discutons, j’aperçois un tableau représentant un vortex accroché au mur] Ce tableau noir et blanc m’intrigue beaucoup. Est-ce une photographie ou une peinture ?
 

BL : C’est le seul tableau que j’ai réalisé. Il représente une image inspirée de la série télévisée The Time Tunnel. C’est un feuilleton des années 60 où des personnages étaient envoyés dans un grand tunnel fait d’anneaux blancs et noirs, pour voyager dans le temps. Cet objet m’a toujours beaucoup plu, je le trouve vraiment très attirant, hypnotique, très bien « designé », avec ce côté ovoïde. Et c’est une des premières fois dans l’histoire des feuilletons et des séries d’anticipation que l’on a commencé à prendre conscience de l’esthétique des objets au design futuriste, que ce soit des vaisseaux ou des objets techniques inventés pour simuler une projection temporelle. Le côté abyssal de ce tunnel produit une sorte de vertige qui me plaît beaucoup. 

AE : Vous travaillez donc peu le médium de la peinture...
 

BL : Oui, c’est un des rares tableaux que j’ai fait. Il date de 1986-1987, je l’ai peint quand j’étais à l’école, à la Villa Arson. En ce moment, je fais des collages avec de la peinture que je fais glisser sur une photographie. Par ce procédé, la peinture vient buter sur les immeubles découpés qui sont légèrement en relief, et produit un effet météorologique.

 

AE : Ce phénomène du brouillard est assez étonnant, il fait penser à Brume de Stephen King où des personnes se réfugient dans un supermarché à cause de l’apparition d’une brume dissimulant des monstres. Cette brume cache, elle est une forme d’alerte, une météorologie noire servant de toile de fond à la fiction.
 

BL : J’aime bien cette idée de la météorologie comme scénario, comme événement, mais aussi comme forme jubilatoire. On peut la reproduire, comme au cinéma, de manière artificielle, et c’est cette dimension carton-pâte qui est intéressante. 
Je crois que la valise météorologique fait partie des éléments de décor qui appartiennent au cinéma et à l’art. Selon Oscar Wilde, « il n’y avait pas de brouillard à Londres avant Turner », dans le sens où on ne le remarquait pas. Il y a ici comme une opération rendant visible une chose en la circonscrivant quelque part, dans un tableau ou dans un moment donné. Mais encore une fois, nous ne sommes pas vraiment dedans, c’est une représentation. C’est le cas avec cette pièce qui s’appelle Map où une nappe de brouillard s’étale sur une table. Cette œuvre a été exposée au CCC [Centre de création contemporaine] à Tours. La dimension maquette et la mise à distance m’importaient vraiment pour circonscrire un brouillard sur une carte. Je travaille beaucoup les questions d’échelle, comme avec les berces du Caucase, des plantes géantes et toxiques que j’avais aussi présentées au CCC.

AE : Ces changements d’échelle vous permettent finalement d’imaginer un élément dans son ensemble afin de mieux l’analyser et l’interpréter.
 

BL : Oui et cela s’opère aussi par le déplacement et dans les questions de représentation. Un paysage peint par exemple se déplace physiquement mais aussi dans le temps, tout comme le fait le cinéma. J’aime ré-imaginer les choses à travers le prisme du déplacement. Je prends un fragment, je le déplace, il change d’échelle et il mute.

AE : Ces phénomènes de déplacement et de mutation ne pourraient-ils pas également émerger au cours des différents moments d’exposition d’une même œuvre ?
 

BL : Le contexte mute autour des œuvres et ces productions artistiques sont, elles aussi, des projections. On projette des choses dans un espace. Peut-être que l’espace de l’exposition est une gigantesque boîte, un espace mental projeté, assez vaste pour pouvoir s’y déplacer, collectif et intime. En tout cas, oui, un espace qui fait se mouvoir les œuvres. 

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Vue de l’exposition au CCC, 2012. Cosmo dicso, 2012 (vidéo), courtesy Galerie Jérôme Poggi. Crédit photo © François Fernandez.

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Bertrand Lamarche, Map, 2011, installation, tissu, tube PVC, gaine vinylique, machine à fumée, Collection Musée dép. d’art de Rochechouart. Crédit photo © François Fernandez.

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Bertrand Lamarche, Zouzou, 2015-2017, Plateau, lampe LED, moteur, berce, 60 x 15 x 30 cm. Crédit photo © Nicolas Brasseur.

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