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entretien

Charlotte Charbonnel

par Camille Paulhan

L'USAGE DU MONDE

1. Islande.jpg

Islande, 2008,

photographie couleurs, 30 x 45 cm.

À l’origine, il y a des discussions avec Charlotte Charbonnel au cours desquelles nous évoquons, pêle-mêle, le son si particulier des roches amphibolites bretonnes du Guildo, les pierres gravées des Indiens Tayrona en Colombie, les stalactites des grottes de fontaines pétrifiantes iséroises, le souffle du vent dans les plaines islandaises. Les voyages constituent pour l’artiste une source inépuisable de points de départ, de recherches qui s’incarnent par la suite de façon détournée dans le travail. C’est donc autour de ses déplacements que j’ai souhaité interroger Charlotte Charbonnel, sur la façon dont ces découvertes nourrissent son œuvre.

Nous avons à plusieurs reprises parlé de tes voyages, et je voulais, sans que nous détaillions chacun de ces déplacements, que l’on en revienne à la genèse de ceux-ci : quel a été ton premier grand voyage ?

 

L’année de mes 19 ans – j’étais alors étudiante en première année aux Beaux-Arts de Tours – je suis partie seule au Bénin. J’ai été accueillie par mon cousin, qui habitait à Cotonou et qui m’a fait rencontrer un de ses amis au Nord du pays, à la frontière avec le Niger. À l’époque, je m’intéressais beaucoup au vaudou, aux fétiches et aux systèmes de croyances. J’ai été très frappée par le rapport que les personnes entretenaient à la terre, à la vie qu’elle contient : quand on buvait, on donnait à boire à la terre par exemple. Cet homme m’avait permis une chose extraordinaire, qui était d’assister à l’enterrement d’une de ses vieilles tantes, dans un petit village très reculé, où étaient présents beaucoup de proches et de pleureuses. Les personnes âgées étaient très regrettées, notamment parce que leur mort engendre la disparition d’un savoir, d’un patrimoine et d’une culture où l’oralité est prédominante.

 

Ensuite, j’ai voyagé quasiment tous les ans, en travaillant pendant mes études et en mettant de l’argent de côté pour m’offrir un voyage d’un mois quasiment chaque été. En restant plusieurs semaines, tu peux prendre plus de temps, communiquer davantage avec les gens, essayer de comprendre un rite, une tradition. Ce n’est pas forcément la religion qui m’intéresse mais les traductions visuelles de son énergie : par exemple les ex-votos, les grigris ou encore les yokai au Japon, qui sont des esprits possiblement nés à la lueur de la bougie, des manifestations de l’ombre, ou encore qui pourraient désigner des phénomènes surnaturels ou inexplicables pour les folkloristes et historiens japonais.

 

As-tu pu voyager au cours de tes études aux Beaux-Arts ?

 

J’ai eu la chance de faire un échange pendant trois mois en Inde quand j’étais en quatrième année, dans une résidence dans le sud de Delhi. Je voulais suivre le trajet du Gange depuis la source jusqu’au Népal, donc je suis allée à Rishikesh, tout au Nord. Avec d’autres artistes, nous avons été hébergés dans un ashram, l’environnement était très beau, très pur. Puis nous sommes allés à Bénarès : le Gange s’était empreint de paysages, il s’était sali, sa couleur avait changé. La ville elle-même est très étonnante, car les Hindous souhaitent en général être incinérés à Bénarès, qui est une ville sainte, et tu vois constamment des flammes en raison des crémations, l’odeur y est très forte. Il y a des bûchers, tu vois passer des corps emmaillotés en partance pour les crématoriums. De l’autre côté du Gange, il y a une île déserte, très poussiéreuse, que l’on atteint avec un passeur. On y trouve des morceaux de statues peintes, qui accompagnent les corps. Ce voyage était très marquant, on était même allés voir un voyant : il avait interprété nos lignes de la main et il était allé chercher dans ses archives un grand atlas du ciel, pour réussir à trouver comment les planètes étaient placées au-dessus de ma ville natale le jour de ma naissance. Je n’ai pas toujours mis en avant ce type d’expérience dans mes recherches, mais je les infiltre de plus en plus, comme dans mon dernier travail sur la molybdomancie – à l’origine une pratique de divination qui est encore d’usage en Suisse allemande où l’on interprète les formes que prend le plomb fondu lorsqu’il est versé dans l’eau. Par ailleurs, quand je me déplace, je m’intéresse beaucoup aux techniques artisanales. Je me suis rendue à Firozabad, dans le Rajasthan, où sont fabriqués les bracelets de verre des danseuses, qu’elles brisent en fin de spectacle. J’en ai ramassé des sacs entiers afin de réaliser une installation éphémère sur place.

 

Après ton diplôme en 2008, tu es partie un mois en Islande, et c’est un voyage qui semble t’avoir particulièrement marquée.

 

En effet, c’était une vraie claque : je n’avais jamais connu d’espaces aussi vastes et vides. À l’époque, le pays n’était pas aussi touristique qu’aujourd’hui, et on y croisait très peu de monde. On passait de paysages très arides, avec des terres qui prenaient des teintes incroyables, à d’autres qui étaient verdoyantes. La nature est un joyau, avec au Sud les icebergs et les glaciers, à l’Est les fjords, au centre l’énergie géologique, avec les volcans et leurs fumerolles. L’absence d’arbres et la puissance du vent te font ressentir de plein fouet la force de la nature et le fait que tu n’es pas grand-chose.

 

Avant de partir, est-ce que tu t’étais renseignée sur les croyances, les mythologies islandaises ?

 

L’île a un potentiel magique très important : pendant le voyage, il s’est passé des micro-événements très curieux qui m’ont beaucoup marquée. Une nuit, dans le noir complet, j’étais dans un champ pour observer des aurores boréales lorsque j’ai entendu un sifflement très étrange. J’ai mis du temps à comprendre qu’il s’agissait du vent qui s’infiltrait dans un poteau du champ, qui produisait de très belles harmoniques. À ce moment, je me suis rendu compte que toutes les légendes qui habitent l’Islande ne sont ni plus ni moins qu’une manifestation de la nature qui en percute une autre et produit un effet. Cette expérience a beaucoup influencé certains de mes projets, notamment l’installation Rétrovision (2009) à la Maréchalerie de Versailles, dans laquelle le son du vent circulait d’une enceinte à une autre. Plus récemment, dans mon installation Siphonophone (2017), j’avais souhaité également faire siffler des cavités, en souvenir de cette expérience mais aussi de volcans que j’avais pu voir et entendre en Indonésie. De la même manière, en Islande, j’avais entendu une sorte de voix qui sortait d’un ruisseau. Je pense avec le recul que cela venait d’une cavité entre plusieurs cailloux, qui permettait que se forme cette mélodie. Je n’ai pas pu enregistrer ce son, qui demeure comme un souvenir fantasmé, mais par la suite j’ai essayé de reproduire l’expérience dans mon atelier, sans succès pour l’instant.

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Spéléothèmes, 2018 (en premier plan), 

moulage en plâtre,

dimensions variables.

Météaura, 2018 (en arrière plan)

nuancier de 9 ardoises, calcite, 30 x 20 cm chacune, 

crédit photo : Jérôme Michel ; 

courtesy Backslash.

3.-Rétrovision-JV.jpg

Retrovision, 2009, Installation

de 14 plaques de verre, cordes cristallisées en sel, installation sonore de vent, 10 enceintes, dimensions variables,

crédit photo :

La Maréchalerie, centre d'art contemporain, Versailles.

Qu’as-tu ramené physiquement de ce voyage ?

 

J’ai ramené beaucoup de photographies et de sons, mais finalement peu d’objets. Les photographies que je fais lors de mes voyages sont toujours très importantes dans mon travail, mais je leur cherche encore un statut. Je ne me prétends pas photographe, et ces images sont plutôt de la recherche qui vient accompagner les œuvres.

Ce périple islandais a modifié mon travail : lorsque j’étais étudiante aux Arts Décoratifs, j’étais beaucoup dans l’expérimentation d’atelier. Après cela, j’ai eu envie de partager dans les œuvres quelque chose de semblable aux expériences que j’avais pu vivre. Par la suite, à chaque fois que j’ai fait un nouveau voyage, j’avais toujours en tête cette réminiscence de l’Islande, et ce désir d’aller chercher des expériences liées à la nature.

 

L’an dernier, tu es partie en Indonésie, et tu as un peu renoué avec cette expérience très forte d’enterrement au Bénin, en allant visiter l’île de Sulawesi, où les rituels liés à la mort sont saisissants.

 

J’ai très peur de la mort et je me questionne beaucoup par rapport au vieillissement et la façon dont nos sociétés l’envisagent, en mettant de côté une partie de la population. À une époque, j’aimais bien aller visiter des cimetières, et j’avais remarqué que notre géographie urbaine les excluait. D’autres cultures associent beaucoup plus la mort à la vie, en l’intégrant à la vie de tous les jours et en considérant autrement le troisième âge. Il me paraît évident que nous sommes aujourd’hui très déconnectés d’une fatalité que nous ne voulons pas voir : il suffit de voir comment on parle aux enfants de la mort, avec maladresse et précaution. Le deuil nous laisse démunis et peut être totalement dévastateur.

 

En Indonésie, j’ai donc pu me rendre à Sulawesi, qui reste peu touristique car difficile d’accès. Pour les Torajas, la vie entière est dirigée vers la mort, et tout est fait pour l’accueillir lorsqu’elle arrive. Les corps des défunts ne sont pas enterrés, mais conservés dans les habitations : ils sont considérés non comme morts mais comme malades et dans une phase transitoire. Au bout d’un certain temps, qui peut aller jusqu’à dix ans, après avoir réuni l’argent de toute la famille pour les funérailles, le décès de la personne est célébré par une grande cérémonie qui rassemble parfois des centaines de personnes. J’ai eu la chance d’assister à la partie publique d’une de ces cérémonies lors de notre séjour. Je ne dirais pas que cet événement a changé directement quelque chose dans mes œuvres, mais il va au-delà du travail. La mort n’est qu’un sommeil prolongé pour les Torajas.

 

Je voulais aussi que tu puisses me parler de voyages que tu fais en France, parfois à l’invitation de centres d’art pour produire un projet spécifique. Disons que tu peux voyager aussi bien dans le grand Ouest américain ou la Sierra Nevada en Colombie qu’en Charente à Boisbuchet, ou prochainement dans la baie de Saint-Brieuc ou dans le Puy-de-Dôme.

 

En effet, je découvre souvent des lieux parce qu’on m’en parle, je me suis déplacée en Bretagne pour voir des dolmens ou des menhirs, ou les pierres sonnantes du Guildo sur tes conseils. Récemment, j’ai découvert la grotte d’Oxocelhaya après un séjour au pays basque, grâce à l’équipe de l’association COOP, et je reviendrai travailler à partir de ce patrimoine local. C’est l’inscription locale qui en général motive mes projets : je suis avide de découvrir de nouvelles matières, de nouveaux récits. Je voudrais apprendre continuellement, être constamment au début de quelque chose. Quand je commence à maîtriser, je me lasse et en général cela ne m’intéresse plus.

 

Quand tu pars comme cela, te documentes-tu en amont sur les lieux que tu souhaiterais découvrir ?

 

Plus le temps passe, moins je lis de textes sur les lieux où je me rends, et c’est en étant sur place et au gré des rencontres, d’intuitions, de signes perçus que je me déplace. C’était par exemple le cas dans le Vercors : j’avais été invitée par le centre d’art La Halle de Pont-en-Royans et la directrice, Giulia Turati, m’a parlé de la grotte de Choranche. J’ai été fascinée par ce lieu où l’eau sculpte le paysage et où, à force de creuser le territoire karstique, elle a créé des grottes souterraines. Quand tu entres dans cette grotte, qui est d’une grande richesse et qui a conservé la mémoire du temps, le temps s’arrête immédiatement : la température est constante, tout comme l’humidité et l’obscurité, la notion du temps est modifiée. Le son est très présent, donnant l’impression d’être dans une sorte de matrice en évolution permanente. Ce qui était incroyable, c’était de pouvoir y être seule pendant un vrai temps de travail et pas dans un temps touristique, il y avait une réelle attirance. Je sentais que dans cette grotte, comme d’ailleurs dans le jardin des fontaines pétrifiantes de la Sône, non loin en Isère, où j’ai également eu la chance de me rendre, mon travail serait un échantillon de toutes les potentialités qui pourraient s’y passer.

 

Comment travailles-tu avec cette somme de prélèvements et de recherches que tu fais directement sur place ?

 

Cela m’arrive assez rarement d’avoir une idée très précise à l’avance de ce que je veux faire, et je travaille en général de façon plutôt empirique. C’est quand je commence à manipuler les choses qu’elles s’imbriquent entre elles et deviennent évidentes. Je me laisse porter par les matériaux, mais il faut multiplier les tentatives car ça ne marche pas à tous les coups. Pour mon travail dans les fontaines pétrifiantes en Isère, j’ai dû expérimenter de nombreux supports avant d’arriver aux ardoises de Météaura (2018), par exemple.

 

De manière générale, comment penses-tu que tes voyages influencent ton travail plastique ?

 

Disons que ces voyages m’ont appris que je souhaite, dans mes œuvres, donner forme à l’impalpable. Je garde donc le maximum de traces de l’émotion ressentie lors de ces découvertes : photographies et sons notamment, qui sont comme des mémos qui alimentent par la suite des projets. Les voyages sont un terrain d’exploration, de réflexion, d’observation : on prend le temps d’apprécier, de disséquer et de prélever, pas forcément physiquement d’ailleurs. Ce sont des moments où j’écris des idées de pièces, où mes rêves sont habités par de nouveaux projets. C’est un moment de contemplation, de méditation et de travail actif mais pas forcément efficace. C’est une scène ouverte sur d’éventuels possibles qui vont se distiller dans le travail. Je demeure en alerte.

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Siphonophone, 2017

Installation sonore, ventilateurs, formes, tubes et sculptures en verre, roche volcanique

production LaBanque, Béthune

crédit photo :

Marc Domage 

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Kyklos, 2014

Installation, eau, pigment, système hydraulique, dimensions 150 x 150 x 85 cm, crédit photo : Charlotte Charbonnel.

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Molybdomancie, Bi, 2018

Bismuth, 14,5 x 15 cm, 

crédit photo :

Charlotte Charbonnel

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Météaura 7, 2018

calcite sur ardoise,

30 x 20 cm, 

crédit photo : 

Charlotte Charbonnel

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