entretien
Pauline Bazignan
Evelyne Eybert
DÉJÀ LÀ, INCONNU ENCORE
Pauline Bazignan, Série Persée, acrylique sur aluminium et clou,
18 x 13 x 0,6 cm chaque.
Crédit photo © Rebecca Fanuele.
Vues d’atelier, un matin de novembre. Un moment d’échange sur l’envers du décor, sur la technique, le processus de création de ce qui est ensuite exposé, offert au regard dans un tout autre contexte. Entre travaux plus anciens et projets futurs s’ouvre une parenthèse, un entre-deux au cours duquel Pauline Bazignan parle de la manière dont elle perçoit l’évolution de son travail. Un inexorable travail de recherche, instinctif, rituel, qui interroge par-delà lui des limites qui s’avèrent plus ténues et poreuses qu’on ne le soupçonnerait de prime abord.
Evelyne Eybert : Pouvez-vous me parler de la genèse des motifs que l’on retrouve dans votre peinture et de votre rapport à ce médium ?
Pauline Bazignan : Il y a une vingtaine d’années, je peignais des Saint Georges terrassant le dragon. J’en ai fait toute une série, assez abstraite. A cette époque j’avais un professeur, Martin Bissière, qui m’a énormément influencée ; le jour où j’ai découvert son travail, je me suis mise à peindre comme lui, des abstractions, très expressionnistes. Puis j’ai peint des personnages qui n’avaient pas de visage. Il y avait la forme extérieure, les cheveux, l’habit, mais le visage était blanc ou d’une seule couleur. J’étais également influencée par Jean-Michel Basquiat, c’était très graphique.
Plus tard, aux Beaux-Arts de Paris, j’étais dans l’atelier et je repeignais vingt fois le même tableau… je n’avais aucune idée. Il faut toujours avoir une idée qui vous tient. Et là, je n’en avais pas. J’ai eu alors envie de peindre des fleurs, des fleurs en train d'éclore, oui, c’était l’idée d’une éclosion. En même temps je trouvais cela complètement stupide. Parce que, déjà, quand vous êtes aux Beaux-Arts et que vous faites de la peinture, vous êtes considéré comme ringard. Mais c’était la seule chose que j’avais envie de faire et malgré les potentielles critiques - on allait aussi dire que c’était des trucs de femme - je me suis dit que j’allais assumer et je l’ai fait : sur papier, je peignais à l’aquarelle et ensuite je versais de l’eau sur ma peinture pour que les pigments se diffusent et que cela produise l’éclosion. Je voulais que la peinture éclose, que la peinture s’ouvre.
EE : Donc il s’agissait de quelque chose de très éphémère ?
PB : Oui, je regardais la fleur s’ouvrir et ensuite le médium fixait sur le papier cet instant qui n’avait finalement duré qu’une micro-fraction de seconde. Mais je n’étais pas du tout satisfaite de ce que j’appelais la « tige ». Un jour, par accident, une coulure s’est faite sur un papier. J’ai vu alors apparaître ma première tige. Depuis, je les fais comme ça, et les appelle « coulure », parfois « tige », même si maintenant ce ne sont plus vraiment des fleurs. Cette coulure initiale traduit l’idée qu’avant de commencer quoi que ce soit, puisque nous sommes dépendants de l’attraction terrestre, il nous faut d’abord nous ancrer, nous poser. Cette ancre qui nous relie les pieds à la terre est capitale, mais elle doit ensuite être oubliée, pour favoriser le lâcher-prise.
EE : Comment présenteriez-vous votre travail ? Comment qualifieriez-vous son évolution ?
PB : Je fais un travail répétitif, rituel, qui évolue au fur et à mesure du temps. Chaque tableau est l’esquisse du suivant. Je vais en avant, je retourne en arrière, je fais des choses que j’avais faites dix ans avant... Certaines idées, qui m’étaient venues et que je n’avais pas développées, reviennent. Étrangement, en ce moment je tends vers le blanc, cela m’était arrivé il y a une quinzaine d’années. C’est assez étrange car ce n’est pas spécialement volontaire.
Pour parler plus concrètement, il y a un tableau dont je n’étais pas vraiment satisfaite lorsque je l’ai fini. Je l’ai peint en blanc, puis j’ai repeint un autre tableau par-dessus. Les deux se confondent et jouent ensemble dans un dialogue entre les passages gris colorés et les couleurs qui n’ont pas été recouvertes. J’aimais bien cette vibration entre ce qui était à l’intérieur, presque caché et ce qui est sorti. Ce jeu entre intérieur et extérieur est une problématique que l'on retrouve dans l’ensemble de mon travail.
J’ai peint un autre tableau dont je n’étais pas satisfaite, que j'ai recouvert de blanc, et il est apparu. Je pensais repeindre par-dessus, comme le premier, mais je me suis arrêtée parce que le tableau était déjà là. Je peins puis, avec un jet haute-pression, j’arrose mes tableaux jusqu’à ce que tous les pigments sortent de la toile ou du papier. Les recouvrir de blanc est une autre manière de les effacer.
Vue de l’atelier de
Pauline Bazignan.
Crédit photo © Evelyne Eybert.
EE : Vous parlez d’une peinture rituelle, et pourtant ce n’est jamais le même résultat…
PB : Non bien sûr, ce n’est jamais le même résultat, bien qu’ils se ressemblent tous, c’est indéniable. J’accepte l’accident, l’inconnu, le non contrôlé. Souvent, lorsque je connais le résultat à l’avance, cela ne m’intéresse plus. Je me suis aperçue que lorsque je le recherchais, cet accident, cela donnait des choses qui n’avaient pas d’intérêt. Quand il arrive fortuitement, au bout de nombreuses heures de travail, c’est beaucoup plus intéressant.
En réalité, je travaille en continu et puis il y a des tableaux qu’on pourrait qualifier de charnières, un ou deux tableaux que je trouve bons. Et même si ces tableaux adviennent après beaucoup de travail et après avoir fait beaucoup de tableaux non satisfaisants, je sais que ceux que je trouve bons sont là parce qu’il y a eu tous les autres avant.
EE : Depuis combien de temps êtes-vous dans cet atelier ? Pensez-vous que le lieu où vous travaillez a une influence sur votre inspiration et sur votre travail ?
PB : J’y travaille depuis 2013 et oui, le lieu a une influence. Si l'on veut faire quelque chose on peut le faire dans n’importe quel lieu, mais on peut rechercher à fréquenter un lieu parce qu’on pense qu’il va nous inspirer. En ce moment j’ai très envie de partir en résidence, de voir un autre atelier. Quand je suis arrivée ici je faisais de tous petits formats, des petits papiers, je travaillais sur la table et ne faisais que de la peinture, pas de sculpture et puis c’est devenu plus grand, et maintenant j’ai besoin de plus de place.
EE : Il y a le feu qui entre en jeu maintenant avec la cuisson de vos sculptures.
PB : Oui c’est vrai. Au départ, je ne voulais pas du tout aller vers la sculpture. Mais un jour, en mangeant une orange, je me suis demandé ce qu’il y avait à l’intérieur de cette peau, de la même façon qu’on pourrait se poser la question en regardant le ventre d’une femme enceinte : on se demande ce qu’il y a de l’autre côté. Tous les jours, l’idée me taraudait et j’ai décidé d’en avoir le cœur net. J’ai pris ma peau d’orange que j’ai reconstitué en la collant, j’ai versé du plâtre dedans, j’ai enlevé l’écorce et j’ai obtenu une pièce, à l’époque c’était vraiment tout petit, une boule de plâtre, pleine. Le résultat m’a beaucoup étonnée et intriguée, je ne m’attendais vraiment pas à ça. J’ai eu envie d’en faire d’autres. J’ai d’abord pensé à mouler cette pièce, mais faire des multiples ne m’intéressait pas. Je me suis alors tournée vers la terre, la céramique. J’utilise de la barbotine que je coule directement dans l’écorce, puis je la brûle. Le processus s’est mis en place progressivement, comme pour la peinture.
Je travaille avec de la porcelaine, mais aussi avec du silicone. J’aime faire des expérimentations. J’essaye de faire grossir mes pièces. Je suis venue au silicone par étapes, j’ai d’abord voulu faire une grande sculpture en combinant plusieurs peaux d'orange, mais je considère cette pièce comme ratée. Je connais les possibilités de l’imprimante 3D mais cela ne m’intéresse pas. C’est un ami qui m’a parlé du silicone comme d’un matériau capable de gonfler et d’augmenter en volume. Ce matériau donne un résultat assez similaire à celui de la porcelaine, je me suis d’ailleurs déjà laissée surprendre : un jour en voulant saisir une porcelaine, alors que je m’attendais à quelque chose de dur et froid, j’ai attrapé une pièce qui était molle.
EE : Pour en revenir à la peinture, quelles techniques utilisez-vous ? Quelle est la place du corps, du geste dans votre travail ? Quelle est la place de la réflexion, celle de la spontanéité ?
PB : Je travaille beaucoup sur papier, ou sur toile libre que je tends ensuite sur châssis. D’abord au sol puis je pose mon support à l’envers sur une planche : les bacs permettent de récupérer l’eau qui provient du « nettoyage » effectué avec le jet haute-pression. Le résultat dépend de beaucoup de paramètres, pas seulement du temps qui s’écoule entre les différentes étapes, mais aussi des peintures utilisées, des médiums que je mets dedans, des différentes couleurs qui ne réagissent pas du tout de la même façon, de la chaleur de l’atelier, de son taux d’hygrométrie…
Il y a donc une grande part de hasard. On peut se demander quelle part de hasard reste maîtrisée ou non, parce qu’à force de répéter le processus on sait très bien ce qu’il va se passer. C’est pour ça que je dis que je travaille avec mon inconscient, parce que quelques fois je le laisse un peu décider à ma place. Je peux attendre entre les étapes, ou pas du tout et je ne sais pas pourquoi. En ce qui concerne le choix des couleurs, je regarde dans ma palette les couleurs de la veille, celles qui sont restées et j’en rajoute. Il y a comme une sorte d’aimantation, d’attraction, celles qui sont déjà là en appellent d’autres. Ainsi le tableau précédent est l’esquisse du suivant, parce que certaines couleurs restent et il y a une évolution d’une peinture à l’autre.
Je ne travaille qu’à l’acrylique. Récemment j’ai repris l’huile car je voulais travailler sur une plaque en aluminium et je n’arrivais pas à trouver une peinture qui reste bien fixe sur ce support. Il s’agit d’un tableau qui est accroché avec un clou planté au centre du motif. J’ai appelé cette série Persée, pour souligner le fait qu’ils sont effectivement percés, mais aussi en référence au mythe de Persée. De plus, cette idée du clou me renvoie à mes Saint Georges terrassant le dragon, que je peignais au tout début, car Saint Georges, de sa lance, transperce le Dragon. Pour moi il y a aussi l’idée de considérer la peinture comme une lutte, il faut tuer son dragon, c’est-à-dire se dépasser, aller au-delà de ses limites. Ici on ne voit plus Saint Georges mais simplement sa lance.
Pauline Bazignan, Vendredi 13 mai 2016 (DT), 2016, acrylique sur papier HW08, 137 x 101 cm.
Crédit photo © Rebecca Fanuele.
Pauline Bazignan, 2-20.11.2017, 2017, acrylique sur toile, 146 x 114 cm. Crédit photo © Rebecca Fanuele