entretien
« J’écoute l’enregistrement des bruits de ton atelier, que tu me fais parvenir alors que je ne m’y suis jamais rendu. J’entends un premier battement, celui d’un objet métallique que l’on manipule. À un moment donné, je perçois une voix lointaine, puis un klaxon. Je devine une proximité avec la ville et j’imagine un espace ni grand ni petit, mais lumineux, avec de grandes fenêtres. Puis des secousses agitent le micro ; elles suggèrent le vent. Une sorte de vibration un peu sourde qui s’élance de façon rythmée. Un objet métallique d’un côté, les saccades du vent de l’autre. Je me rends compte que les sons de ton atelier me plongent dans le noir, car je dois faire abstraction du sens de la vue. Pourtant, ces fenêtres sont toujours là ; elles me suggèrent de la lumière, des murs blancs, des objets épars, un fourmillement, une activité. Il me vient une question : tes travaux sont-ils réellement destinés au sens de la vue ? »¹
Laure Catugier : J’ai récemment appris que le coût de production d’une pièce d'un centime d’euro est de 2,5 cents. Cette information m’amuse beaucoup car elle est absurde, tout en étant liée à une réalité on ne peut plus concrète que celle de l’argent. J’avais envie de te partager cette information, histoire de commencer cet échange par un sujet relativement ouvert.
Julien Verhaeghe : En réfléchissant, cela m'évoque les paradoxes de Zénon d’Élée, dans l’Antiquité grecque. Lorsqu’Achille s’élance afin de se rendre à destination, il parcourt une distance intermédiaire ; la distance qu’il lui reste à parcourir, à mesure qu’il s’avance, nécessite elle aussi le parcours d’une distance intermédiaire, et ainsi de suite, de telle façon qu’il ne puisse jamais parvenir à destination en un temps fini. En divisant continuellement une distance, il est en effet impossible d’obtenir le nombre zéro. Ce qui est intéressant avec ces paradoxes est qu’ils se rapportent toujours à des mouvements ou des déplacements, comme s’il s’agissait de dire que le mouvement était, finalement, un objet qui échappait à la mesure, ou que les mesures sont inappropriées lorsque l’on tente de décrypter le monde.
LC : Je suis contente que tu me parle de ces paradoxes ; je viens de faire des recherches et plusieurs choses me viennent à l’esprit. Au lycée j’étais fascinée par les maths, mais il y avait tout de même un décalage, je les assimilais plutôt à une utilisation abstraite de symboles et je ne les appliquais pas à la vie réelle. Je viens de découvrir une formule mathématique qui décrit l’un des paradoxes de Zénon d’Élée, je la trouve formellement très belle. Aussi, tu mentionnes l’idée d’échapper à la mesure, or dans mes travaux j’avais envisagé la création d’outils ou de dispositifs permettant de recueillir des mesures alternatives. C’est ce que l’on voit notamment dans la vidéo Room m³ où je me trouve dans différentes pièces vides, et en frappant des mains, j’essaie d’enregistrer l’écho qui résonne dans ces pièces, avec l’idée de capturer le vide. Ce geste est inspiré de celui des musiciens lorsqu’ils vérifient la réverbération du son dans une salle avant de jouer. Il y a une trentaine d'enregistrements différents, ce qui nous incite inconsciemment à faire des comparaisons, à les mesurer entre eux.
extrait vidéo :
Fonction zêta de Riemann
Capture vidéo,
Room m³, 2015.
JV : La formule possède effectivement une certaine élégance ; on dirait une sentence donnant accès à un autre monde, une réalité qui se déploie selon des logiques incompréhensibles que l’on tente toutefois de contenir avec des symboles. Elle pointerait une sorte d’espace insaisissable ou fuyant que les nombres et les symboles ne sont pas certains de pouvoir mesurer. N’y a-t-il pas de cet insaisissable, dans les espaces que tu sondes, comme une sorte d’ouverture ?
LC : Quand tu évoques le caractère fuyant du réel, cela me fait penser que le mot « fuyant » m’a toujours perturbé en architecture, puisque cela définit, en perspective, les lignes de fuites qui s’ « échappent ». Il y a une sorte de contradiction avec le bâti, le figé que peut représenter l’architecture, ce qui m’invite à m’interroger sur l’illusion de pouvoir tout « figer ». En effet, le bâti est souvent associé à quelque chose de lourd, pérenne, bien ancré dans l'espace. Mais le paramètre du temps lui fait perdre son invincibilité. On voit bien les limites des matériaux lorsqu'il y a menace d'effondrement par exemple. Par ailleurs, on peut faire un lien avec le document que tu m’as envoyé auparavant, où tu décris mon travail comme un ensemble d’éléments qui se rejoignent et qui suggèrent certaines pistes, mais qui masquent toutefois la globalité. Effectivement, dans mon travail photographique ou vidéo, je procède à partir de « zooms » qui me permettent de m’emparer de détails et d'éléments architectoniques. Je ne donne à voir que les fragments d'un ensemble que l’on suppose inachevé, d’une étendue sans fin ou d’une potentialité. Cela dit, pour revenir à la question du transfert d'une réalité en une autre, on peut évoquer ma dernière vidéo intitulée Library, assez similaire dans sa forme à Room m³, où cette fois-ci je compare des livres classiques que l’on retrouve plus ou moins dans toutes les bibliothèques personnelles. L’idée est de leur donner une lecture différente, une lecture plus physique, car en général lorsqu’on parle de livres, on n’évoque que le contenu écrit. Ceci me permet de développer un point que tu as relevé ailleurs : les œuvres sont-elles seulement destinées au sens de la vue ? Je me suis rendu compte que j’aime assez cette idée de corrélation entre deux ou plusieurs sens. Ces sens seraient selon moi interdépendants. Cette notion d'interdépendance est à mettre en confrontation avec celle d'indépendance, qui possède quelque chose d'inconcevable, dans un monde où un total isolement est utopique. Ces dernières années par exemple, j’ai entrepris plusieurs projets qui mettaient en relation la vue et l’ouïe. Avec Library, j’ai introduit un nouveau paramètre, le toucher. L'installation vidéo comprend un moniteur et un paillasson assez inconfortable de par sa texture, ce que l'on ressent même en portant des chaussures. Observer certains spectateurs percevoir cette sensation m’amuse beaucoup, tout comme le fait de constater une sorte de mise en parallèle avec le titre du livre qui apparaît sur le moniteur en face : « ha ce livre est rugueux, désagréable ou lourd ».
extrait vidéo :
vue exposition solo ElementA project, Berlin, 2018.
Library, vue exposition solo ElementA project, Berlin, 2018.
JV : Effectivement, la vidéo Library joue à la perfection de cette idée de restitution d’une réalité « multisensorielle ». L’idée de bibliothèque suggère d’ailleurs un endroit assez sourd, où le poids des livres absorbe les bruits. On suppose également une ambiance, une atmosphère dévolue au silence. Les sons en deviennent spatiaux, physiques, comme tu le relèves. Mais aurait-ce été la même chose si l’idée de bibliothèque n’avait pas été évoquée ? On peut se poser la même question à propos des bruits de ton espace de travail. Ces bruits prêtent-ils à la même interprétation si je ne sais pas, au préalable, qu’il s’agit de ton atelier ? Comme on l’a dit plus tôt, ces bruits renvoient aussi à une forme d’obscurité dès lors que l’on se focalise sur le sens de l’ouïe et que l’on obstrue celui de la vision. Puis, dans un autre registre, mais toujours dans la vidéo Library, on perçoit un rythme qui dessine une trame vaguement musicale. Une fois mis en relief avec cette approche de l’obscurité, ce rythme se fait réellement mystérieux, presque ésotérique. Je pense alors à un rituel ou à une incantation qui interpelle des forces inconnues. On retrouve également cet aspect dans la vidéo Room m³ avec cette sorte de clameur qui s’adresserait à un absent. Il y a alors ce sentiment de présence inaudible mais fondamentale dans les choses, les lieux, les espaces. Le vide que tu essaies de mettre en relief se réfère d’une certaine façon à un monde spectral.
LC : Connais-tu l'œuvre de Bruce Nauman intitulée Bouncing in the corner ? Cette idée d'incantation ou de rituel me renvoie immédiatement à ce travail, qui a d'ailleurs été choisi comme titre d'une expo que j'ai visitée récemment à la Kunsthalle de Hambourg. J’ai trouvé que le texte de l’exposition se référait bien à mon travail, je me suis donc dit que j’allais te l’envoyer. C’était une exposition qui présentait des artistes dont j’aime particulièrement le travail : il y avait Gregor Schneider, Bruce Nauman, Gordon Matta-Clark, Dennis Oppenheim... Je vais te lire les premières phrases : « comment perçoit-on l’espace ? Quel rôle jouent nos actions, expériences, souvenirs et idées, dans la prise de conscience de notre environnement ? Où nous situons-nous dans l’espace ? » [2].
JV : Je n’ai pas vu la liste complète des artistes qui sont présentés, mais en lisant le texte dans son intégralité, je me rends compte que les quatre que tu cites induisent un imaginaire de l’espace qui me semble assez difficile à percevoir. Ils me paraissaient avoir affaire à des notions plus précises qui, toutes, effectivement, ont trait à une idée de l’espace, chaque fois cependant avec des questionnements bien différents : l’habiter, le paysage, la construction, le site, l’étendu, etc. Je pense qu’il y a une multitude de nuances entre ces différents artistes, plutôt qu’une sorte de convergence vers une idée de l’espace présentée de façon un peu générique, comme s’il s’agissait d’un prétexte pour réunir ces artistes. L’espace est envisagé comme une donnée, une information ou un objet qui posséderait des particularités bien définies alors qu’il dispose de nombreuses façons de se manifester. Il pourrait par exemple être perçu comme une réalité à produire, dans la mesure où pour percevoir, comprendre, interagir avec l’espace, bref pour l’appréhender, il faut en faire l’expérience, le pratiquer. Je crois que cet aspect intervient dans ton travail, par exemple lorsque tu te positionnes par rapport à la question de l’ « entièreté » de l’espace, sur sa faculté à être un ensemble très vaste et indéfini, comme tu l’évoquais plus tôt. Les choix de points de vue et de compositions sont comparables à des pièces de puzzles dont on aurait perdu une idée de l’ensemble.
LC : Le texte de l’exposition est effectivement un peu réducteur, je me suis réjouie un peu vite lorsque j'ai découvert la liste des artistes y participant. Je trouve l’ouverture que tu fais par rapport à mon travail très intéressante, c’est une belle approche qui me rappelle que l’on m’a demandé récemment quel était mon but dans la vie. La question m'a d'abord parue d'une grande naïveté, mais après réflexion, j’ai répondu que je voulais parcourir un maximum de territoires urbains, quadriller toutes les rues, les chemins, les passages, à la recherche de tous les points de vue possibles. Je me suis alors souvenue d’un travail que j’avais découvert lorsque j'étais étudiante aux Beaux-arts, celui de Superstudio, un groupe d'architectes italiens utopistes qui ont imaginé une sorte de grille infinie afin d’identifier leur relation à l’espace. Je trouve aussi intéressante la façon dont les questionnements sur l’espace ont mené à des considérations sur le temps, c’est un aspect qui est également apparu dans mon travail : l’espace a toujours été ma problématique majeure, puis il y a eu des ouvertures, par exemple, dans la vidéo de la page principale de mon site intitulée 102 bpm, où j’utilise le temps pour mesurer l’espace. Du coup, je me posais la question de la relation entre ces deux éléments et j'aime l'idée qu'ils soient interdépendants.
JV : Superstudio, avec sa grille infinie, parvient à produire une imagerie relativement « science-fictionnelle ». Peut-être parce qu’elle recoupe un imaginaire plus récent de la grille « du virtuel » qui compose la réalité, un peu comme dans le film Matrix avec ces lignes de code vertes. Vis-à-vis de cette grille, ce qui peut être intéressant, dans notre cas, est le rapport à l’infini mathématique, de la même façon qu’une droite en géométrie suppose une trajectoire rectiligne illimitée à ses deux extrémités ; peut-être que cela fait le lien avec ce que tu dis à propos de ton désir de parcourir tous les territoires possibles.
102 bpm, vidéo de la page principale de l'artiste, laurecatugier.com
LC : Puisqu'on parle de territoire à explorer, j'aimerais te faire écouter un enregistrement sonore que j’ai fait lors d’une visite audioguidée à Tel-Aviv au mois de juin où j’étais partie faire des recherches sur le Bauhaus Middle East pour la première fois. Dans les années 30 à Tel-Aviv, il y a eu un courant d’architectes européens juifs fuyant le nazisme qui furent invités à construire un nouveau quartier appelé le White City. Voici un extrait qui a retenu mon attention : « L’édifice que nous voyons a été construit pas les architectes Yehuda Vogel et Shlomo Mekori. Nous pouvons admirer la façade et ses décorations. Nous apercevons de la céramique d’époque à l’entrée de l’immeuble. Souvenons-nous du principe du refus d’élément décoratif non fonctionnel. Ici les plaquettes en céramique n’ont pas une fonction architecturale mais une raison historique. Le régime nazi refusait aux immigrants allemands d’emmener leur argent liquide avec eux. C’est pour cela que l’organisation sioniste en Palestine signa un contrat avec le régime nazi qui permettait aux Juifs allemands d’échanger leur fortune en matériaux de construction. En sachant qu’ils devront se construire une nouvelle existence, les Juifs allemands arrivèrent avec des carreaux de céramique, des portes et des fenêtres en bois, toute sorte de vitres, des carrelages en marbre, des installations sanitaires et même des radiateurs. ».
JV : On retrouve cette idée de conversion d’une réalité en une autre. Échanger de « l’existence » contre des matériaux ordinaires a quelque chose de dramatique et d’absurde à la fois. La voix un peu mécanique, semblable à celle d’un automate, rajoute une forme d’inhumanité. Je me demande par ailleurs si à un moment la figure humaine possède une importance pour toi ; ça me parait de plus en plus évident car les transferts de perception que tu mets en place consistent à maintenir un dialogue entre des entités inertes, mesurables, mathématiques, et des éléments impalpables, indivisibles, organiques même, comme on l’évoquait. Je pense par exemple à Room m³ où tu frappes dans tes mains en essayant de « capturer le vide ». Le corps devient un filtre ou une interface qui permet d’appréhender un environnement immédiat. Je rajoute que dans ce que tu donnes à voir de ton travail, le corps est résolument absent. Ce sont des espaces vides et solitaires, de même que dans la façon que tu as d’accrocher certains travaux (je pense à l’installation pour Jeune Création 2017), tu avais investi le mur sur la hauteur, comme si le spectateur n’y avait pas accès car ce qui se présentait à lui échappait aux caractéristiques de son corps.
vue d'exposition Jeune Création 67e édition, Galerie Thaddaeus Ropac, Pantin, 2017
photographie de la série Unit, 2017,
© VG Bild-Kunst .
photographie de la série Unit, 2017,
© VG Bild-Kunst .
photographie de la série Architecture is Frozen Music, 2018
© VG Bild-Kunst.
photographie de la série Architecture is Frozen Music, 2018
© VG Bild-Kunst.
LC : Le corps est partie prenante dans mes installations, je pense la scénographie en fonction de lui et aussi en fonction de l'espace attribué. Je cherche à créer un jeu pour le spectateur, afin qu'il devienne acteur de ce qu'il expérimente. Quoi de pire que d'être passif face à une œuvre ? Par ailleurs, j'ai en ce moment même dans les mains un guide touristique sur le Yémen que j’ai trouvé chez mes parents, datant de 2004. Ce guide me fait rêver car j’ai bien peur de ne jamais pouvoir y aller. J’ai toujours été attirée par ce pays pour une raison particulière, son rapport à l’architecture. Voici un passage du guide : « Pour vivre dans un environnement plutôt hostile, l’homme inventa de hautes maisons à l’intérieur austère, mais aux façades soulignées de fantastiques bandeaux géométriques, et construisit ces maisons-citadelles semées les unes contre les autres, entourées de remparts, au sommet des rocs et dans les vallées, laissant ainsi le maximum de terre aux cultures et permettant aux habitants de prévoir les intrusions d’ennemis éventuels. Le Yémen est le pays qui a construit les premières tours, d’où son surnom de ‘‘Manhattan du désert’’. Construites dès l'Antiquité, les maisons-tours sont faites d’argile et peuvent atteindre jusqu’à 11 étages. ».
JV : Avec ces évocations de tours qui s’élèvent très haut, dans le contexte paysager des contrées lointaines, on affleure à une dimension qui me parait très importante dans ton travail, la projection vers des mondes imaginaires. On peut, par ailleurs, souligner l’élaboration d’une sorte d’écart avec la réalité – une nouvelle fois – dans les images ou les dispositifs que tu présentes : les espaces sont vides et chargés de mystère, les architectures présentent des géométries saillantes qui racontent des récits indescriptibles, un peu à l’image de ces ombres que tu mets en scène et qui sont comme des personnages. On pourrait insister, globalement dans ton travail, sur le lien que tu fais avec l’ici et l’ailleurs, avec les espaces et la façon de les percevoir ; ici cependant, tu introduis à travers ces imaginaires une sorte de trouble avec le réel, on parlerait alors de fiction ou de dystopie, et ceci, à partir d’une imagerie qui a trait à l’architecture. Cela me fait également penser à la Jetée de Chris Marker, par exemple, lorsqu’ici on évoque une voix mécanique et automatisée qui me rappelle celles que l’on entend dans les gares ou les aéroports. Je trouve également que la Jetée développe une certaine résonance avec le corps : le personnage a les yeux bandés, on lui demande de travailler sa mémoire et son imagination pour percevoir d’autres lieux, d’autres temps, les images défilent en faisant écho à un rythme cardiaque très sourd.
LC : Pour aller même plus loin, je crois qu'il y a dans ma démarche quelque chose de l'ordre d'une croisade contre le temps et l'espace. Je m'acharne à maintenir le scénario d'un monde dans lequel les repères « temps » en abscisse et « lieu » en ordonnée sont brouillés, avec l'illusion qu'un jour on pourra peut-être s'en défaire ?