entretien
Aller là-bas, 2019, vidéo, 6''33''.
J’ai rencontré Silina Syan alors qu’elle était en résidence à Triangle-Astérides à Marseille. Artiste, diplômée récemment de la Villa Arson et codirectrice du média Echo Banlieue au sein duquel elle est aussi photographe, nous avons discuté de l’importance pour les descendant·es d’immigré·es de se représenter elleux-mêmes, afin de créer d’autres modèles d’identification que ceux qui sont imposés. J’ai souhaité continuer cet échange pour la revue Possible.
Sophie Lapalu : La société française renvoie toujours aux personnes racisées la question de leurs présumées « origines ». « D’où tu viens vraiment ? » semble une interrogation récurrente, malaisante et qui renvoie au racisme systémique dont les blanc·hes sommes acteur·ices. Or si l’on aborde ton travail, il est inutile de poser la question ; il s’empare de cela à bras le corps et finit par nous retourner la question (Bengali Interiors, 2017-2021, Halal Gabarina, 2018, Rue du Faubourg Saint Denis, 2018, Aller là-bas, arriver ici, 2019 ou encore Ils sont tombés, 2020). Comment as-tu initié ce travail sur l’identité ? Et puisque le personnel est politique, comment cette position politique s’est-elle construite ?
Silina Syan : Je suis issue d’un métissage assez peu courant, mon père est né et a grandi au Bangladesh, et ma mère est née et a grandi en France, d’une mère française et d’un père d’origine arménienne. Donc je me suis toujours sentie un peu « entre-deux », d’un point de vue culturel mais aussi social, puisque j’ai grandi à Clamart (92), dans un quartier relativement bourgeois, mais nous ne l’étions pas à la maison.
Quand je faisais mes études à Nice (Villa Arson), j’ai eu le temps et le recul nécessaire pour me questionner sur tout ça, et le travail de certain·es artistes m’a beaucoup aidé. En fait, je me demandais quelle était ma place dans le milieu de l’art, qu’est-ce que je pouvais avoir à dire de suffisamment personnel pour que ce soit juste, mais assez commun pour que ça touche d’autres personnes. Un jour à la bibliothèque, je suis tombée sur le catalogue d’une expo qui s’appelait J’ai deux amours (Musée de l’histoire de l’immigration, 2012, commissariat Hou Hanru, Evelyne Jouanno et Isabelle Renard). Le texte qui présentait l’exposition disait : « Leurs œuvres, souvent le reflet de ces identités croisées, témoignent de la tension ressentie dans le déracinement, qui devient le lieu même de la créativité des artistes. » À partir de là, j’ai compris que mon histoire familiale et ma position en tant que descendante d’immigré·es pouvaient trouver une place légitime au sein de propositions artistiques.
En ce qui concerne mes intuitions politiques, je pense que ma mère y est pour beaucoup. Dans ma famille, il y a une écrasante majorité de femmes, et moi-même je n’ai que des sœurs. Notre mère nous a toujours transmis des valeurs féministes, sans forcément prendre conscience de la valeur politique de cette éducation. Finalement, j’ai un peu l’impression qu’il s’agit d’une forme de lutte, mais silencieuse et discrète.
On retrouve tes deux parents dans Aller là-bas, arriver ici (2019).
J’ai réalisé ces vidéos quand j’étais à la Villa Arson. Ce sont davantage des documents de travail que des œuvres pour moi, car elles sont sur le même format que l’œuvre de Taysir Batniji, The Journey. Pour Arriver ici j’ai demandé à mon père de me parler d’un album photo qu’il a créé à son arrivée en France. On le voit poser devant la Tour Eiffel, devant une belle voiture, à côté d’une pile de sac de riz dans la cuisine d’un restaurant parisien, etc. Dans Aller là-bas, c’est ma mère qui me montre les photos qu’elle a prise quand elle a rencontré sa belle-famille au Bangladesh, elle m’en parle avec son regard de française qui découvre un pays et sa culture.
Ces documents sont précieux pour moi et pour ma pratique car ils me permettent de retracer une histoire migratoire familiale et ses différents enjeux.
D’ailleurs une série de tes films aborde l’immigration bengalie de façon frontale ; dans Azam Khan, Djabed, Mansour, tu vas à la rencontre des amis de ton père issus de la diaspora et leur pose des questions très directes : « D’où tu viens ? », « Comment tu es venu jusqu’ici ? », « Pourquoi tu es parti du Bangladesh ? ». Ton père, parfois gêné, répond à leur place. La caméra, pudique, fixe les mains, des mains de travailleurs, restaurateurs, épiciers de nuit. La volonté de se représenter, et non pas d’être représenté·es par les autres, est fondamentale dans ton œuvre. Tu proposes d’ « occuper les espaces de création pour créer nos propres modèles d’identification ». Comment se réalise cette occupation ?
J’ai commencé mon travail autour de la diaspora par ces films justement. J’avais besoin d’établir une sorte d’état des lieux, à travers des questions frontales, en effet, mais simples et générales, que je leur ai posées à tous. Suite à une discussion avec mon père, qui me faisait remarquer que l’histoire du Bangladesh était méconnue en France, je suis partie du constat que c’était lié au fait que notre communauté était également invisible dans les sphères publiques. J’avais envie de réaliser une sorte de portrait de l’intérieur, tout en évoquant et en questionnant mes liens avec cette diaspora, autant dans les proximités que dans les distances. Dans ces vidéos, mon père a le rôle d’interprète, parce que je ne parle pas le bengali. Ce qui induit une distance évidente, mais me permet aussi d’observer d’autres éléments, comme les mains ici par exemple.
Pour Bengali Interiors (2017- 2021), tu prends en photos des intérieurs de la communauté bengalie : sièges dorés aux motifs chargés, fleurs en plastiques colorées, coussins à sequins. « De la Seine-Saint-Denis au Bangladesh, les intérieurs font disparaître les distances entre une diaspora et son pays d’origine » écrit Mariam Benbakkar à leur propos. Les points de vue sont serrés sur des objets précis : cadres, coussins, bouquet de fleurs. Pour la vidéo Belleville (2018), quelques plans fixes suffisent à donner une idée de la chambre dans laquelle vit le frère de ton père. Là aussi tu t’attardes sur les détails : ficelle qui attache le rideau, chaussures, ballons. La conversation est sous-titrée sur un écran noir. Dans ces deux travaux, le hors champ, la limite de l’image, dit beaucoup. Tu demandes au spectateur-ice d’imaginer le reste.
Les photos de la série Bengali interiors et la vidéo Belleville ont été réalisées dans des contextes très différents. J’ai pris ces photos lors de dîners de famille, entre le café et le dessert. Ma mère me chuchotait « C’est fou que tu trouves ça si beau, c’est kitsch ! », et mon père trouvait ça incompréhensible que j’ai envie de prendre en photo quelque chose d’aussi banal pour lui, de l’ordre du quotidien. En fait, je pense que c’est une esthétique qu’il aime sincèrement, mais qu’il se refuse d’assumer en France, parce que ça ne correspond pas aux standards occidentaux.
Pour la vidéo Belleville, c’était un autre enjeu. J’ai demandé à mon père si je pouvais rendre visite à mon oncle et prendre des images chez lui. Il a accepté mais il était un peu en colère contre moi, sur le trajet il me demandait pourquoi je voulais montrer « ça ». C’était difficile pour moi de lui expliquer, parce qu’avant toute chose, le but n’était pas de montrer, mais de voir, d’expérimenter. Montrer était l’étape d’après, si je jugeais cela nécessaire et/ou intéressant. Je pense que l’aspect intime et familial de cet échange (et donc du contexte de prise de vue de ces images) m’a permis d’avoir un certain regard situé sur la situation, en tous cas j’ai essayé de garder une grande précaution dans les images choisies.
Bengali interiors, 2017-2021, série de photos encadrées, 50 x 40 cm
Tu utilises volontiers des « éléments issus du kitsch, du populaire, de l’ordre du motif, de la surcharge, de l’excès, avec une colorimétrie dense » (je reprends là tes mots). Cela se retrouve dans le salon de beauté de Le mariage (2019), où la caméra s’attarde sur la décoration rose violette, comme dans Pink Paradise (2018), un autoportrait filmé durant lequel tu enfiles tout tes bijoux avant de les enlever, devant un tissu de sequins rose et encadrée de fleurs chatoyantes, ou encore dans J’aurais pas osé (2019), une édition qui regroupe des photographies de tes mains avec des faux ongles peints. Or il y a, dans une culture qualifiée d’élite, l’idée que la culture dite populaire serait simplement un effet produit par les stratégies des médias capitalistes qui manipulent les masses. Évidemment le processus culturel ne se réalise pas à sens unique, bien au contraire. Comment ton travail négocie-t-il avec ces deux endroits : l’art contemporain qualifié d’élitiste et un vocabulaire kitsch qui renvoie à une culture « de masse » ?
Il me semble que l’art contemporain dépend aussi beaucoup de ses acteur·ices. Encore une fois, je pense avoir souvent été « entre-deux ». Dès mon adolescence, j’allais voir des expos au Palais de Tokyo. Je n’y comprenais pas grand-chose, mais j’appréciais. Et je pouvais m’y rendre assez naturellement car j’avais déjà adopté les codes de cette classe sociale.
Pour moi, il a toujours été essentiel d’imaginer des œuvres qui puissent être accessibles à mes parents, à ma famille. De plus, pour éviter toute forme de maladresse et pour être au plus juste quant à mon propos, il était naturel pour moi d’utiliser des codes qui me sont propres. J’utilise beaucoup de textures, tissus, objets issus de mon quotidien, de ce que j’ai chez moi. Par exemple, dans la vidéo Pink Paradise, les bijoux que j’enfile un à un sont mes vrais bijoux, ceux que je porte dans la vie de tous les jours.
Tu as écrit ton mémoire de fin d’études sur l’appropriation par les classes dominantes de la culture populaire.
Plus largement, j’ai écrit mon mémoire sur le sujet de l’appropriation culturelle : passant par la mode, la musique, le cinéma ou encore l’art contemporain, l’appropriation culturelle s'inclut dans un phénomène de néocolonialisme, à travers le prisme de la mondialisation, ou encore de l’orientalisme. On en parle souvent sous l’angle de l’appropriation des codes non-occidentaux par les cultures occidentales. Mais, du coup, je me suis aussi penchée sur l’appropriation des codes de la culture populaire par les classes dominantes. De plus, la culture populaire actuelle en France est souvent mêlée à des éléments issus des cultures liées aux différentes diasporas post-coloniales.
J’étais partie du constat qu’il n’y avait que très peu d’ouvrages concernant ce sujet dans le contexte français. J’ai donc décidé de réaliser des entretiens avec Pascale Obolo (artiste et réalisatrice), Nacira Guénif-Souilamas (sociologue), Samir Ramdani, Phoenix Atala (artistes) et Jean Bourbon (service des publics du 104). Ils ont été retranscrits et font pleinement partis du mémoire.
C’était un sujet qui me tenait à cœur, parce qu’il me concernait, mes proches moi, et je trouvais trop peu d’informations sur le sujet. Mais depuis, de plus en plus de personnes en parlent et le questionnent, notamment sur les réseaux sociaux !
Pink Paradise, 2018,, vidéo, 9''54''
Tu es inspirée par la photo de mode (notamment pour les commandes photographiques) ; comment t’appropries-tu ce genre, a priori formaté (corps de la femme objectivé, normé, blanc) ?
Quand j’étais au lycée, je regardais beaucoup le travail de certains photographes comme Helmut Newton ou Bettina Rheims. J’étais fascinée par leur capacité à se réapproprier la photographie de produit pour l’inclure dans leur propre œuvre. Je pense que c’est cette voie là que je préfère emprunter quand je suis amenée à réaliser des clichés de ce type. J’accorde aussi beaucoup d’importance à la manière dont le/la modèle se sent, avec chaque élément qui compose l’image, y compris dans la sélection des images qui seront diffusées. Il s’agit vraiment pour moi de réaliser son portrait.
Tu fais partie du média Echo Banlieues. Comment est né ce projet ? Peux-tu raconter la façon dont tu y es impliquée ?
C’est un projet qui a vu le jour en réaction à « l’affaire Théo », en 2017. J’ai rejoint l’équipe en 2019, en tant que photographe, et je travaille maintenant à la co-direction. C’est un média qui a été créé par des jeunes de région parisienne, et qui documente la vie des habitant·es de quartiers populaires à travers des reportages photographiques et vidéos. L’image occupe une place centrale au sein de notre projet. En effet, le rapport à la représentation est au cœur de nos questionnements. À travers ces images, on tente d’interroger les différents récits, parcours, personnalités et réalités qui habitent ces espaces, ainsi que leurs constructions d’un point de vue social et politique. On s’efforce de dépeindre les réalités que nous voyons, que nous vivons, et auxquelles les personnes que nous rencontrons proposent de s’identifier.
Fais-tu une distinction entre ton travail de photojournaliste et ton travail d’artiste contemporaine ?
Il y a une distinction évidente dans la forme et la démarche en soit, mais je pense que ces deux pratiques sont liées et se nourrissent mutuellement. Quand je suis en tournage avec Echo Banlieues, je suis forcément attentive aux questions de représentations que je me pose, et que j’explore dans mon travail d’artiste contemporaine. Et inversement, ces questions sont nourries par mes expériences de tournage mais aussi par les discussions avec mon entourage, dont l’équipe d’Echo Banlieues. Je pense que mon travail, sous tous ses aspects, tente d’explorer les réalités qui m’entourent et qui me traversent.
Halal Gabarina, 2018, impression sur bâche, 240 x 160 cm
Rue du Faubourg St-Denis, vidéo 9min16, 2018, Sans titre, photographie numérique, 2019, © Silina Syan
Rue du Faubourg St-Denis, vidéo 9min16, 2018, Sans titre, photographie numérique, 2019, © Silina Syan