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entretien

Nadira Husain

par Sonia Recasens

DIGRESSION BÂTARDE !

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« Performative Body – Embodied Performances », Blue and Red, acrylique et tempera sur toile, 180 x 140 cm, 2018, photo © Aurélien Mole.

Certaines rencontres sont évidentes, comme des coups de foudre. Ma rencontre avec Nadira Husain en juin 2018 à l’occasion du vernissage de son exposition personnelle à la Villa du Parc, à Annemasse, est une de celles qui vous excite les neurones, qui résonne avec vos engagements, vos convictions et vos aspirations. L’entretien qui suit est le fruit d’échanges au long cours où Donna Haraway côtoie Krishna, où les Schtroumpfs embrassent le paradoxe d’Olympe de Gouges pour croiser la culture de la migration et se revendiquer Bâtarde ! Nadira Husain dévoile ici quelques clés pour mieux comprendre les digressions et autres hybridations de son exploration plastique.

Sonia Recasens : La première question porte sur le titre de l’exposition que tu présentais à la Villa du Parc en juin 2018 : « Pourquoi je suis tout bleu »[1] ?

Nadira Husain : C’est à la fois une interrogation et une affirmation. C’est aussi une question qui pourrait être posée par un enfant qui ne se serait pas encore construit sa propre culture. En fonction des régions culturelles et géographiques, une peau bleue peut renvoyer à des divinités dans l’hindouisme, à des extraterrestres dans la science-fiction ou encore à des Schtroumpfs dans la culture pop européenne. Ce titre est une façon de montrer qu’il n’y a pas de réponse juste, parce que, selon les contextes, les signes peuvent être interprétés différemment. Par exemple, enfant, je pensais que les miniatures de Krishna - une divinité centrale de l’hindouisme - avec lesquelles j’ai grandi, faisaient partie de l'entourage des Schtroumpfs, dont je lisais les bandes dessinées.

 

Ce titre dit tout le syncrétisme de ton œuvre, qui est très hybride. Tu associes avec beaucoup de liberté des références, a priori, très éloignées (soufisme, littérature d’heroic fantasy et de S.-F., iconographie indienne…), mais qui s’articulent, étrangement, de façon très logique.

Mon travail puise dans les différents registres de références culturelles avec lesquelles j’ai grandi et j'évolue : française, indienne, musulmane, berlinoise entre autres. Le langage hybride que je développe est lié à une culture en mouvement générée par la migration et les phénomènes de mondialisation. Je sollicite aussi beaucoup l'enfant en moi, qui résiste au conditionnement culturel et demande « pourquoi je suis tout bleu ».

Tu puises beaucoup ton inspiration dans ton histoire personnelle, tes souvenirs d’enfance,  mais aussi tes engagements (politiques, sociaux, féministes…).

 

J'aurais du mal à parler de sujets qui ne me sont pas familiers, mais j'essaye de transformer la matière que je puise dans mon expérience personnelle pour l'amener à un niveau symbolique, avec une portée sociale et/ou politique plus universelle.

 

Il y a quelque chose de l’ordre du collage dans ton processus créatif ?

 

Tout à fait : collages, pensée associative, fragments... Ma démarche artistique est très digressive et se rapproche en cela de la littérature soufie et de la pensée indienne. L’Inde est à la fois très discursive et digressive. On part d’un point, pour finalement aller ailleurs. Pour raconter une histoire, on raconte une autre histoire.  Il n'y pas de centre, non plus.

[1] Pourquoi je suis tout bleu, une exposition de Nadira Husain présentée du 30 juin au 22 septembre 2018 à la Villa du Parc (Annemasse) sur un commissariat de Garance Chabert.

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vue d'exposition « Pourquoi je suis tout bleu », 2018, Villa du Parc, Annemasse, photo © Aurélien Mole.

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vue d'exposition « Pourquoi je suis tout bleu », 2018, Villa du Parc, Annemasse, photo © Aurélien Mole.

Le discours n’est pas linéaire, mais fait d’allers-retours, de pas de côté. La narration est très importante, elle imprègne le parcours de tes expositions : les peintures débordent sur les murs, le sol.

 

L'explosion du centre, la répétition de motifs, qui sont présents dans mes peintures, se retrouvent aussi dans ma façon de créer mes installations et mes expositions. Ces dernières se construisent par superpositions de couches et génèrent du mouvement dans l’espace et le temps. Ma pratique est à la base picturale, mais je travaille beaucoup l’idée d’ « expanded painting », afin de développer des espaces intermédiaires, interstitiels, comme un reflet dans un miroir.

 

Certains éléments de l’exposition à la Villa du Parc, comme le takht, renvoient à cette volonté de créer un espace

« entre » : à la fois domestique et politique.

 

Le « takht » est un meuble-divan que l’on trouve en Inde, au Pakistan et en Afghanistan. Il est traditionnellement utilisé dans un jardin comme terrasse, divan, trône… Je m'intéresse à sa portée hétérotopique. En le plaçant dans mon exposition à la Villa du Parc, je voulais  souligner les différents statuts et potentiels qu'évoque ce meuble. La frontière entre l'usage privé du meuble et son usage public est très fine, un peu comme une robe de chambre.

 

Il y avait des robes de chambre dans ton exposition personnelle « Onion Skinning »[2] présentée en 2015 à Appartement, à Paris. Peux-tu nous en parler ?

 

Appartement est un lieu de vie qui accueille ponctuellement des expositions. J’ai donc souhaité cultiver cette hybridité, en créant une robe de chambre : la tenue d’apparat de l’espace domestique. Le vêtement m’intéresse dans le sens où c’est un support du corps.

 

En français, pour les vêtements, on utilise comme synonyme le mot habit, qui renvoie à l’idée d’habiter un tissu.

 

Pour moi, les vêtements constituent un corps humain en négatif. Et je conçois le parcours des expositions à l’échelle du corps humain. Par exemple, les peintures de la série Drift, sont réalisées sur des ikats tissés à la main. Ces tissus sont notamment utilisés pour les dupattas, de grands foulards portés par les femmes en Inde. Après les avoir peints, je les ai tendus sur des châssis. La forme rectangulaire et allongée du foulard renvoie à l'échelle du corps humain. Pour les vêtements présentés à la Villa du Parc, j’ai collaboré avec un ami, Mohebulla Nouri, un tailleur afghan. Nous avons réalisé ensemble des vêtements faits à partir de jean, symbole de la mondialisation, mais conçu d'après des formes classiques de vêtements portés en Inde et en Afghanistan.

 

Il y a quelque chose de très accessible dans ta façon d’articuler des références culturelles qui font partie de la mémoire collective.

 

Il est très important pour moi, que mon œuvre puisse toucher un large public et pas seulement celui issu des milieux culturels. J'essaye de développer un travail de déconstruction des structures de domination et de pouvoir, tout en générant de l'empowerment. Par exemple, en associant les Schtroumpfs et le soufisme, j’essaye de construire et de légitimer un espace déhiérarchisé, où différentes manières d'être et de penser peuvent coexister dans des relations à la fois harmonieuse et antagonistes.

[2] Onion skinning, une exposition de Nadira Husain présentée du 16 au 24 janvier 2015, à Appartement (Paris), sur un commissariat de Timothée Chaillou.

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Equilove, tempera on ikat fabric, 204 x 140 cm, 2017, photo © Nick Ash.

Ton œuvre est traversée de références féministes : Joan Scott, Donna Haraway, ou encore Olympe de Gouges dans la peinture intitulée Only Paradoxes to offer.

 

Only Paradoxes to offer résume le paradoxe qui traverse le féminisme : comment revendiquer l’égalité et la différence dans le même temps. Par exemple, de nombreuses artistes femmes refusent de participer à des expositions exclusivement de femmes. Cette démarche est une façon de refuser une assignation de genre, pour revendiquer le droit à l’égalité. Les hommes n’ont rien à prouver, leurs fondations sont solides. C’est pour cette raison, que j’ai imaginé le motif de la « Femme fondation ». C’est une idée incarnée sous les traits d’une créature métamorphe, une Furry inspirée des comics et manga où les personnages sont thérianthropes et les créatures anthropomorphes. « Femme fondation » apparaît souvent dans mes peintures comme une forme structurelle, comme un  symbole catalyseur de l’image. Ce motif est pour moi une façon de proposer une alternative au paradigme structurel de la domination masculine blanche occidentale.

 

Cette façon de créer une iconographie pour jouer avec des concepts féministes est une démarche originale et audacieuse.

 

Le féminisme s’est imposé très tôt et naturellement. Il y avait peu de « role model » excitants à la télévision, au cinéma ou en littérature. Pour compenser, je me suis inventée des figures héroïques, qui pouvaient être des femmes, mais aussi des êtres non genrés, pas toujours anthropocentrés. Dans mon entourage, les mères de mes amies étaient des féministes du mouvement de 1968 qui m’ont apportée beaucoup de références littéraires et philosophiques quand j'étais adolescente, mais on ne parlait pas encore de gender studies.

 

Tu étais à bonne école !

 

En quelque sorte oui. Mais, suite aux attentats du 11 septembre, l'Islam est devenu, pour beaucoup de féministes du « monde occidental civilisé », un ennemi. De  nombreuses féministes n'ont pas su accueillir l'importance de l'intersectionnalité.

 

Pourquoi je suis tout bleu était ta première exposition dans une institution française. Pourtant tu exposes régulièrement en Allemagne, aux États-Unis, en Italie. Pourquoi cette résistance de la scène artistique française ?

 

J'ai étudié aux Beaux-arts de Paris, mais depuis le début des années 2000, je fais des allers-retours en Allemagne, où je suis maintenant installée, et où je développe mon œuvre et mon réseau.  Mais, j'aimerais beaucoup travailler davantage en France. J'étais très heureuse de la collaboration avec Garance Chabert, commissaire de l’exposition et directrice de la Villa du Parc. Cela faisait particulièrement sens de réaliser cette exposition à Annemasse, qui est une ville frontalière, où se parlent plusieurs langues, où se côtoient différentes cultures et nationalités. Je me suis construite dans une culture de la migration et du métissage, encore peu reconnue en France et en Europe de manière générale.

 

Il y a aussi une culture de la peinture qui est différente, en France et en Allemagne ?

 

L'art contemporain met régulièrement la peinture on et off. Mais je fais partie des artistes qui s'intéressent à ce médium, et le font déborder de ces cadres traditionnels. Au-delà des scènes artistiques allemandes ou françaises qui ont certainement leur spécificité, les critiques sur la peinture restent très centrées sur une historiographie européenne et occidentale. Mon travail pictural est très influencé par la peinture indienne, qui s'est construite avec d'autres références et d'autres problématiques. La déconstruction et la révision de l'histoire de l'art occidental en tant que paradigme quasi universel est aussi un point très important dans ma pratique. C’est un processus de décolonisation culturelle.

 

Pour terminer, peux-tu nous parler de tes projets, de tes envies ?

Je travaille actuellement sur une monographie, qui sera l’occasion de prendre du recul pour regarder ma pratique de ces dernières années. Il s'agit d'un mouvement d'introspection plus que de production.

Actuellement mes lectures, mon travail artistique ainsi que mon expérience d’enseignante à la foundationclass de la Weissensee Kunsthochschule[3] à Berlin,  convergent sur le désir d'envisager une / des cultures liées à l'expérience de la migration et du métissage comme culture propre et souveraine.

Bâtarde ! C'est mon mantra.

[3] Il s’agit d’un cursus d’accompagnement des artistes demandeurs d’asile pour les aider à intégrer des écoles d’art ou de cinéma en Allemagne. La pédagogie se construit dans une approche postcoloniale et décoloniale des savoirs.

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vue d'exposition

« Pourquoi je suis tout bleu », 2018, Villa du Parc, Annemasse, photo © Aurélien Mole.

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