review
Steve McQueen
Speaking in Tongues
Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris,
7 février - 23 mars 2003
par Vanessa Morisset
Lecteur, tu n’hallucines pas et il n’y a pas d’erreur, aucune exposition Steve McQueen n’a lieu en ce moment dans le 16e arrondissement de Paris. Je ne sais même pas s’il en organiserait encore une telle, aujourd’hui que ses films sont produits et distribués par les circuits du cinéma professionnel. Ce dont je vais te parler, c’est d’une exposition qui, pour le dire d’une manière aussi naïve qu’enthousiaste, est « l’exposition de ma vie », à plusieurs égards. Non pas que je m’en souvienne dans les moindres détails — j’ai même dû vérifier les dates et le titre dans des pages web qui trainent encore en ligne. En revanche, ce qui est certain, c’est que je ressens toujours, quinze ans après, lorsque je repense à ce que j’ai vu, la même émotion esthétique, le même enchantement et la même adhésion à la démarche de l’artiste. Il avait lancé une bouteille à la mer et c’est moi qui l’avait trouvée, le soir du vernissage, comme quoi…
Dans cette exposition, tout me plaisait, à commencer par la scénographie, l’espace étant entièrement noir (à l’époque je n’avais jamais vu ça), formant un black cube, pour faciliter les conditions de perception des vidéos et projections, mais je ne peux m’empêcher de penser que McQueen avait de surcroît malicieusement remplacé le white par le black. Je dis bien « de surcroît » car je me souviens aussi d’un de ses coups de gueule dans une interview-télé face à un journaliste qui ne lui parlait que de ça (je résume de mémoire) : « et vous êtes un artiste noir, noir et homo, homo et noir », et lui de répondre quelque chose comme « fuck you man, regarde mes œuvres au lieu de t’étonner qu’un mec comme moi parvienne à être un artiste reconnu ». C’est tellement facile de réduire le travail d’un artiste à la revendication d’une cause, fût-elle juste. Dans l’exposition de 2003, bien sûr que la vie des Noirs des banlieues en Angleterre y était, bien sûr que l’homosexualité y était, mais comme situation singulière à partir de laquelle s’élabore le travail artistique.
Une œuvre m’avait particulièrement marquée, 7th November (one slide projection), 2001 (merci le site de Artforum et la review d’Émilie Renard pour ces références exactes que j’avais oubliées) que je garde en tête, pour des raisons que je ne vais pas tarder d’expliquer, sous l’appellation de « la diapo de Marcus ». Était projetée en grand format dans une salle à part une seule diapositive, image immobile donc, donnant à voir au premier plan, cadré serré, le crâne rasé violemment éclairé d’un homme. Présenté ainsi, il avait quelque chose d’un taulard, quelque chose du Christ, bref, de caravagesque, avec sa magie, sa violence et une drôle de perspective accélérée qui rappelait les plus grands tableaux italiens. Surtout, une épaisse cicatrice sautait aux yeux en travers de son crâne. Une bande son racontait son histoire : c’était le cousin de l’artiste, prénommé Marcus, qui avait failli mourir dans une bagarre et avait même je crois tué son rival. Caravagesque. Le contraste entre l’image fixe et le récit qui s’énonçait dans le temps, la monumentalité de la figure et le caractère de fait divers de l’événement, l’économie de moyens et la perfection esthétique tant de l’image que du texte, procuraient à cette œuvre une puissance folle. Par le mystère de l’alchimie des sentiments, des émotions, des souvenirs qui dans le cerveau se déplacent, se mélangent et fusionnent pour faire surgir des idées fulgurantes, quelques mois après l’exposition mon fils aîné est né et il s’appelle Marcus. Dans l’exposition, il y avait aussi ce que je considère comme le grand chef d’œuvre de Steve McQueen, Illuminer, de 2001 aussi, je crois. Cette fois c’était une vidéo, tournée dans ce qu’on devinait être une chambre d’hôtel, avec un lit aux draps défaits, peut-être sales, une silhouette qu’on identifiait comme l’artiste et un écran télé qui diffusait un reportage sur une guerre : en Irak ? Seule la lumière changeant au fil des images de cette émission illuminait l’espace, le lit, l’artiste. Simplicité des éléments pour un effet esthétique monstre. La solitude, le corps, le désir, l’intime face au monde, aux armes, à la violence et à l’injustice, finissaient par se confondre dans cette ambiance claire obscure. Chaque fois que j’en ai l’occasion, dans un cours, une conférence, dernièrement une réflexion sur le post-cinéma, je montre des screenshots de cette vidéo.
La dernière œuvre dont je me souvienne était plus spectaculaire, il y avait peut-être plusieurs écrans, ou un grand, en tout cas le format de projection renvoyait au sujet du film, l’enregistrement en studio d’un album de Tricky. Autant dire que le lendemain j’ai filé à la médiathèque emprunter tous ses disques pour les écouter à satiété. Ce qui m’avait particulièrement émue était la façon dont le musicien était filmé : la caméra portait sur lui un regard amoureux. Je me souviens très bien d’avoir pensé à ce moment-là à une scène précise de Mort à Venise de Visconti, quand le protagoniste le regarde de loin le jeune Tadzio sur la plage. McQueen était parvenu à rendre la caméra amoureuse de son modèle comme Visconti l’avait fait auparavant. Oui, pour moi, dans cette vidéo, McQueen avait égalé Visconti, et ce n’est pas rien quand on sait mon admiration pour le réalisateur italien. J’étais restée très longtemps dans cette salle, assise par terre à regarder et écouter Tricky par le prisme de la caméra amoureuse. Le reste de l’exposition, je l’ai oublié, tant mieux, la mémoire a filtré les perceptions pour ne conserver que cela, qu’elle a estimé être le plus important. Voilà. « L’exposition de ma vie », c’est l’exposition qui m’a fait aimer les expositions d’artistes vivants et qui m’a fait décider de me lancer dans la critique d’art alors qu’à l’époque j’étais surtout historienne. Dernières précisions : je n’ai jamais rencontré McQueen et ne le souhaite pas, je ne suis pas fan de ses films en salle (que j’ai tout de même tous vus), mais lui demeure très attachée depuis cette exposition de 2003.