variation
Éric Baudelaire -
Yohann Quëland de Saint Pern
& Myriam Omar Awadi
À l’automne 2017, Gilles Deleuze est cité simultanément dans deux lieux d’arts parisiens. Ressuscité et doté du don d’ubiquité, le philosophe est convoqué par les artistes comme il le fut par les élèves de la FEMIS le mardi 17 mai 1987. La question qui lui avait été posée alors était la suivante : « Qu’est-ce que la création ? » Le philosophe de répondre qu’il parle d’un endroit en direction d’un autre. On pourrait ajouter : en un temps précis et dans un certain lieu.
« Je voudrais, moi aussi, poser des questions. Et en poser à vous, et en poser à moi-même. Ce serait, heu…, ce serait du genre : qu’est-ce que vous faites au juste, vous qui faites du cinéma ? Et moi, qu’est-ce que je fais au juste quand je fais ou quand j’espère faire de la philosophie ? Eh ! Est-ce que l’on a quelque chose à se dire, en fonction de cela ?[1] ».
Il y eut captation. La légende dit qu’Arnaud des Pallières, alors élève de la FEMIS, était à l’origine de l’invitation et derrière la caméra. Vers la même époque, Gilles Deleuze accepte de se faire filmer pour prolonger un échange entamé depuis presque une décennie, par une de ses anciennes élèves, Claire Parnet[2], à condition que les images soient diffusées post-mortem. Gilles Deleuze face caméra, il faut répéter : qu’il parle d’un endroit en direction d’un autre. Et ajouter : en un temps précis et dans un certain lieu. C’est-à-dire en conscience de l’image-mouvement.
Depuis le 14 février 2005, le site Internet et média social Youtube permet à ses utilisateurs d’envoyer, regarder, commenter, évaluer et partager des vidéos[3]. Cet outil, qui rend possible le visionnage ad nauseam de moments comme la performance de Nina Simone à Montreux en 1976, peut par ailleurs à tout moment nous confronter au malaise critique face à Bernard Lamarche-Vadel évoquant la burette à la Villa Arson en 1989. Sur Youtube, il est indiqué que les 46:45 minutes de l’intervention de Gilles Deleuze ont été consultées 265k fois (version quepea, mise en ligne le 11 octobre 2013). Réconfortantes, les vidéos attendent les utilisateurs, sont prêtes à être vues ou entendues, diffusées dans un salon, une à cent fois par jour, coinçant la parole énoncée entre la bouche du défunt - qu’est nécessairement l’être qui s’agite - et l’écran, dans l’incapacité d’entrer vraiment dans nos oreilles, d’être reçue pleinement.
JEU DE PISTES
Dans l’exposition Après d’Éric Baudelaire, la captation de cette allocution était diffusée dans son intégralité, accompagnée d’une retranscription complète, imprimée en A4, des propos du philosophe. À emporter. Cet ensemble, présenté du 6 au 18 septembre 2017 dans la galerie Sud du Centre Pompidou, appartenait au cadre littéral et conceptuel du film Also known as Jihadi. Ce dernier retrace l’itinéraire d’un jeune radicalisé, mort en Syrie, à travers les comptes rendus judiciaires de l’affaire. L’espace était jalonné de repères disposés tout autour de l’écran : Godard et les enfants, le Corbusier en plans, tissages, documents, théorie, plastique, Deleuze évidemment. Le film de Baudelaire détaille une histoire singulière : ces barres d’immeubles-là, ces mots-là, ces dossiers-là, ces téléphones-là, ces gens-là. Réponse aux attentats du 13 novembre 2015, il est fait avec les moyens de la classe artistique, référencée. L’idée du dispositif muséal, semble-t-il, était d’interroger un corpus de données culturelles en jouant sur l’espace et le temps de l’exposition pour inviter le spectateur à s’approprier les outils (ou les armes) de l’artiste afin de penser non pas l’événement que sont les attentats du 13 novembre 2015 mais à partir de ce dernier. Loin d’une didactique qui reposerait sur un rapport vertical entre une instance du savoir et des apprenants, Après s’offrait comme une encyclopédie en espace à consulter au gré de la temporalité muséale, c’est-à-dire en fonction de ce qu’il est possible de penser en flânant.
L’exposition était accompagnée d’un livret, abécédaire d’outils théoriques et critiques tentant de compléter le film plus que de lui apporter quoi que ce soit (il ne manquait de rien). À emporter. La section évoquant la conférence deleuzienne s’intitule « T comme le temps presse ».
Ce livret est encore disponible sur Internet, en accès libre [4].
Convoquée de la sorte, sur une période de douze jours, et en accompagnement d’un corpus auquel elle n’appartenait pas originellement, la conférence de 1987 (re)gagne en préciosité, rejoue ce qui se fait dans l’œil du spectateur d’une toile, arrive à lui comme un événement qui n’existe que dans le temps et le lieu de sa réception.
[1] Gilles Deleuze,
La question de la création, allocution prononcée à la FEMIS le mardi 17 mai 1987.
[2] Composé de huit heures d'entretiens avec le philosophe français Gilles Deleuze, l'Abécédaire est le seul film consacré à ce penseur qui a toujours refusé d'apparaître à la télévision. Il accepta pour cette unique fois des entrevues avec une équipe de télévision, à condition que ce film prenne la forme de conversations entre lui et son ancienne élève et amie Claire Parnet et qu'il soit diffusé après sa mort. https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Ab%C3%A9c%C3%A9daire_de_Gilles_Deleuze
[3] Wikipedia, Youtube https://fr.wikipedia.org/wiki/YouTube
JEU DE RÔLE
Au même moment (le 19 octobre 2017), l’espace de La Colonie accueillait un karaoké. On y voyait une reconstitution de la salle dans laquelle Gilles Deleuze s’est adressé aux étudiants, le 17 mai 1987, lors des mardis de la FEMIS, et sa parole, telle que délivrée à l’époque, fut rendue au moyen de sous-titres que la voix du spectateur était invitée à habiter. Exercice, « Orchestre vide », traduction littérale du terme japonais karaoké, demande de rentrer dans la matière du texte, de l’habiter. Acte kitsch et magique, la proposition des artistes est un rite initiatique interrogeant notre rapport au discours. En prenant la forme du divertissement, « Orchestre vide » met à distance le propos scientifique en le rendant ludique : un jeu dont le contenu n’est plus tant à recevoir qu’à éprouver, à investir dans le présent de son élocution. Une forme de pensée habitée, peut-être plus proche du chamanisme que de l’érudition, vécue dans une temporalité sans référence, sans arrière-plan et sans possibilité de recul, puisque la parole continue, suivant le rythme de son énonciateur originel, demande une vigilance qui saborde la fétichisation (par le biais-même d’un jeu de fétiches). Autre problématique soulevée par le dispositif : celle de la reproduction. Et le propos de se déplacer : plutôt que de simplement nous confronter à une reproduction, elle-même particulière, puisque diffuser une captation n’est pas tant reproduire un événement que la saisie de ce dernier, la forme du karaoké invite le spectateur à se demander ce qui se reproduit lorsque l’on reproduit. Coquille vide ou prière ?
Le projet « Orchestre vide » s’intéresse aux discours, conférences et autres communications « célèbres » d’illustres théoriciens, scientifiques et artistes de référence tels Édouard Glissant, Thomas Hirschhorn, Paul Vergès, Françoise Vergès ou Raimi Gbadamosi. Il a été présenté en plusieurs temps et plusieurs lieux, de la Réunion à Paris.
LES ARMES
« Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes censés croire. En d’autres termes, communiquer c’est faire circuler un mot d’ordre.[5] »
En octobre 2011, les éditions La Fabrique publient le recueil « Toi aussi, tu as des armes », un livre qui « réunit des écrivains qui ont en commun de ne pas trop aimer qu’on les traite de poètes[6] ». Un livre, une maison d’édition et des écrivains qui s’inscrivent dans le contexte du politique contemporain, tout en adressant la poésie ou pour lesquels l’approche poétique une arme de libération des récits et discours qui autrement façonnent le monde. Sont regroupés, par exemple : Jean-Christophe Bailly, Jacques-Henri Michot, Nathalie Quintane... Citons le premier :
« .. le poème serait, du fait même de sa propre tension, l'exact opposé de tout ce qui se contente de peu, de tout ce qui comprime le sens dans des séquences de signification quasi interchangeables : la communication, l'idéologie, la langue de bois, les chevilles de toutes sortes - tout ce qui est voué corps et âme (car il s'agit d'une action de destruction concertée, entretenue) à l'amenuisement des conditions d'intelligibilité du monde. »
Il y a toute une partie du propos de Deleuze que cette citation reformule, d’où l’on peut dire que la question de la création parle d’un usage poétique de la langue contre la communication. Reprenant les deux usages susmentionnés de la conférence de 1987, leur point commun serait alors de l’utiliser non comme un argument, une « séquence de signification », mais comme l’élément d’une poétique, et qu’il s’agit de constellation plus que de concentré ou de compression.
[5] Gilles Deleuze, ibid.
[6] Présentation de l’ouvrage sur le site de l’éditeur : https://lafabrique.fr/toi-aussi-tu-as-des-armes/
ÉCHOS
Observer l’utilisation de la captation dans l’espace artistique, considérer qu’une utilisation détournée protège l’authenticité (de l’expérience) est une chose. Noter que cette captation saisissait les paroles d’un philosophe, énoncées trente ans auparavant, formant un certain propos en est une autre. Que nous disent précisément les mots de Gilles Deleuze, qui incite qu’on les reprenne, et de cette manière-là ?
Une idée en cinéma
Retenons d’abord qu’une idée, « événement rare, espèce de fête » vient immédiatement avec une forme, un médium, parce qu’on « n’a pas une idée en général ». Pour Also known as Jihadi, l’idée d’Éric Baudelaire était « en cinéma », utilisée pour regarder le trajet d’un djihadiste par le prisme de l’administration judiciaire française. De n’y ajouter aucun commentaire. D’assumer que le film pourrait porter l’idée, les intentions, jusqu’à une forme qui ne serait pas de l’information (pas un mot d’ordre) mais une résistance, quelque chose de tangible avec quoi rester après l’horreur - que ce soit celle des violences commises au nom de l’extrémisme religieux ou de la radicalisation et la mort d’un jeune en particulier, celui dont l’histoire nous est contée.
La société de contrôle
Dans le cadre d’« Orchestre vide », installation comme coincée mélancolie et jeu, l’enjeu est différent. On peut l’adresser en faisant un détour par Foucault (cité par Deleuze : références tentaculaires et rassurantes) qui « pensait que nous entrions, nous, dans un type de société nouveau. » Nous habitons des sociétés, « c’est Burroughs qui prononçait le mot, et Foucault avait une très vive admiration pour Burroughs » de contrôle. C’est-à-dire, que « ceux qui veillent à notre bien n’ont plus besoin ou n’auront plus besoin de milieu d’enfermement. [...] Je dirais, par exemple, d’une autoroute, que là vous n’enfermez pas les gens, mais en faisant des autoroutes, vous multipliez des moyens de contrôle. Je ne dis pas que cela soit le but unique de l’autoroute, mais des gens peuvent tourner à l’infini et sans être du tout enfermés, tout en étant parfaitement contrôlés. » Sur l’autoroute, l’automobiliste a la satisfaction de tenir le volant de son bolide, d’appuyer sur l’accélérateur, tout en sachant qu’il tranche dans le paysage, ne maîtrise absolument pas son parcours, avance dans un temps calibré (entre 110 et 130 kilomètres heures actuellement en France). Au karaoké, le participant articule et énonce des paroles, tient le micro en scène tout en étant hors du point essentiel de l’énonciation : sa responsabilité. Concentré sur ce qu’il incarne, il se déshumanise avec joie. C’est sur ce seuil, sur ce rapport entre l’action et l’abandon, c’est-à-dire précisément à l’endroit où joue la notion de contrôle, que joue « Orchestre vide », donnant à voir et à sentir l’endroit de notre position, de notre engagement, de notre réception (c’est-à-dire de ce que nous faisons) des propos que le dispositif invite à investir sans réfléchir mais avec justesse et dans le bon tempo.
FÉTICHE
Retenons, dans les deux cas, cet essentiel du geste : rien n’est fait, la création ne se manifeste pas comme on l’attend. Pas de maestria technique ou stylistique, pas non plus de contenu neuf, de pensée à transformer en slogan. Rien de plus qu’avant si ce n’est voir, entendre le déjà-là du discours, s’interroger sur son état.
« Up to now I have been talking, deliberately, about the past. But the question is, of course, how did the past disappear? »[6]
Alors évidemment, à l’heure d’Internet, il va de soi que ce qui est produit et pensé l’est à partir d’un espace à priori surnuméraire. Roland Barthes le disait déjà, insistait[7] : ne pas rajouter, calmer. En action, pour lui, cela pris la forme du pas de côté qu’est la théorie. L’un de ses successeurs, Kenneth Goldsmith[8], dit à son tour qu’il s’agit de faire de ce qui est. Que la poésie est montage, agencement d’éléments plutôt que création ou ajout. On pourrait ajouter, pour créer les prémices d’une idée plus générale, qu’Eisenstein n’est pas loin lorsqu’il parle de mettre en cinéma le Capital de Karl Marx avec pour scénario Ulysses de James Joyce. Et qu’il est encore plus près de la parole de Deleuze lorsque l’idée de ce film reste en carnets, trouve son médium par un collage dans l’espace et le temps de la page (c’est-à-dire pas dans la tyrannie de l’autoroute, du déroulé du film). Ce qui commence à se dessiner aussi : fétiche. Ce qu’on fait de la matière quand on la conserve, à distance. Ce qu’on fait à un texte quand on en cite une partie (et ça a été fait ici) et qu’on n’en fait que ça. Parce qu’il en devient ainsi une arme aussi, mais une arme stérile, de conservation, un bouclier derrière lequel se cacher, pas l’arme fertile qui va modifier le monde en agissant.
Il s’agit donc, encore, de penser. De se salir les mains, d’aller débusquer partout ce qui se cache.
[6] T.J. Clark, The Conditions of Artistic Creation, originally appeared in the Times Literary Supplement, 1974, republished by Selva. https://selvajournal.org/article/tj-clark-conditions-of-artistic-creation/
[7] Voir Le degré zéro de l’écriture, La préparation du roman…
[8] Fondateur d’Ubuweb, auteur de trois ouvrages aux Editions Jean Boîte : L’écriture sans écriture, Théorie, Against Translation https://jean-boite.fr/