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variation

Bruno Botella

En substance(s)

par Anne-Lou Vicente
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Qotrob, 2012

Qotrob, polypropylene bag

39 x 26 x 1 cm

Courtesy Galerie Samy Abraham, Paris

« Si tes yeux sont des fenêtres alors c’est là que tu trouveras le seuil d’une possible effraction. Plus simplement, si tes yeux sont deux trous pour voir alors il faut t’en passer. Les boucher ou les amputer, trouve un moyen. Ensuite, démerde-toi pour faire passer la vision par les millions de trous qui te traversent l’épiderme, c’est des points de contact et de contamination entre l’extérieur et l’intérieur. 

Ta peau tu pourras la retourner à loisir, le dedans sera au-dehors, c’est à ce moment que le chaos commencera à filtrer. » [1]

 

Dans un texte paru en 1996 [2], Bertrand Thierry de Crussol des Epesse retrace avec soin le dispositif thérapeutique employé par les médecins de la Perse médiévale auprès de patients atteints de lycanthropie, une pathologie considérée comme une forme aggravée de mélancolie et caractérisée par un ensemble de symptômes allant de l’agitation excessive à la sécheresse généralisée, en passant par une intense tristesse et des hallucinations visuelles et auditives. Bains, massages et frictions sont notamment préconisés et prodigués sur les corps de ces hommes en proie à une transformation (réelle ou imaginaire selon les interprétations et les époques) en loup. « C’est bien par la peau que l’animalité se réalise et devient visible », écrit des Epesse. Et c’est par elle que la guérison est susceptible de s’opérer, à travers l’élaboration et l’utilisation d’un ensemble de potions et autres onguents concoctés à base de plantes diverses (jusquiame, stramoine, belladone, etc.). Or, dans les récits qu’ils délivrent au cours de leur procès en sorcellerie, les prétendus loups-garous d’Europe évoquent l’emploi d’onguents similaires, non pas pour délivrer le malade de son mal, mais à l’inverse, pour permettre la transformation, révélant alors un usage à double sens du même « produit » [3], qui fait écho aux notions de réversibilité et de métamorphose imprégnant tout l’art de Bruno Botella.


Le texte de des Epesse figure en exergue du livre que l’artiste français a publié en 2017. Et pour cause : dégoté par le plus grand (et heureux) des hasards dans un lot de livres délaissé au coin d’une rue en 2011, il jouit d’une aura toute séminale en regard de la production de l’artiste qui, après cette découverte — pour ne pas dire cette révélation —, s’est elle aussi, substantiellement transformée. Prenant appui sur le texte « inaugural » de des Epesse et retraçant l’étymologie complexe du terme « qotrob » un texte du passionnant philosophe canadien Daniel Heller-Roazen, « Homo Homini Qotrob », clôt le livre, tel un ouroboros. D’un bout à l’autre de cet ouvrage (im)pertinemment dépouillé d’images qu’est Qotrob, on avance, à l’aveugle, dans les galeries que creuse chaque texte issu de la production littéraire et poétique de l’artiste — dissociée de sa production plastique tout en lui étant intrinsèquement liée — et obéissant à une grande variété de régimes : recettes, correspondance avec des professionnels de la santé et/ou de la drogue, rapports de trip et autres récits d’expérience, etc. « Qotrob », ce terme d’origine grecque (lukanthrôpos, l’homme-loup) à l’étonnante et féconde polysémie [5], est le nom que Bruno Botella a choisi de donner à une pâte hallucinogène à modeler dont il aura pris le temps et le soin d’élaborer patiemment la formule, se livrant à une enquête sur les traces (hautement toxiques) du fameux onguent à double tranchant. Abandonnant la dangereuse scopolamine, l’artiste met finalement au point une mixture intégrant à de l’argile verte une autre molécule aux vertus psychotropes, mais au pouvoir non transcutané. Du diméthylsulfoxyde (ou DMSO), un puissant solvant utilisé par les éleveurs pour doper les chevaux ayant la capacité de rendre l’épiderme poreux, est appelé en renfort en vue de transformer les bras de l’artiste en de véritables muqueuses ambulantes devenues vecteur de visions. À défaut d’être ingérée, la substance rentre ici dans chacun des orifices d’une peau préparée (à l’aide de bains d’eau très chaude et d’outils irritants) et désormais dissolue, avide de sensations nouvelles. À mesure que les membres supérieurs pétrissent la matière, celle-ci est « contaminée » et ses effets (psycho)actifs se font progressivement sentir sur le manutentionnaire, intoxiquant à leur tour son labeur, effectué à l’aveugle, à tâtons.

La manipulation s’opère effectivement sans contact visuel. Car il ne s’agit pas ici de savoir faire et encore moins de bien faire, mais de défaire le geste, de le retourner comme un gant qui ferait ironiquement saillir le poil qui se cache dans la main, sous la peau — quand celle-ci fait encore office de barrière protectrice [6]. Ce qui compte véritablement ici, c’est moins la prise de drogue en soi et les effets et résultats (plus ou moins déceptifs) qui en procèdent, que la mise au point et en place de conditions de « travail », d’un protocole de désinformation qui implique un espace-temps de cerveau disponible associé à un jeu de mains gentiment défoncées et indisciplinées, conditions sine qua non d’une déformation professionnelle œuvrant manifestement à la (re)mise en circulation — par dessus le(s) marché(s) — de produits, objets et autres biens de consommation baignés dans le grand fait-tout de la soupe capitaliste [7]. Une fois malaxé à loisir, le « qotrob » est ensuite conditionné en larges sachets, en vente à un coût raisonnable, invitant collectionneurs et autres addicts de tout poil à mettre eux aussi la main à la pâte et modeler à leur guise leur propre empire à partir de ce terreau fertile [8]. Préalablement à cette opération de recyclage, du plâtre polyester a été coulé dans les interstices du grossier ouvrage réalisé dans la pénombre, à pas de taupe : ét(r)onnante excroissance serpentine criblée de protubérances, la « contre-forme » fait figure d’(anti-)œuvre » en même temps qu’elle constitue — et c’est là l’objet de la manœuvre, du moins son « prétexte » ou alibi — l’empreinte, unique, d’un trip hallucinatoire dont il ne reste aucune autre trace visuelle ou matérielle à proprement parler (si ce n’est le fameux « qotrob » en sacs et quelques textes sur l’expérience et sa phase préparatoire). Venant matérialiser le vide construit en creux, le moulage s’apparente ici à un enregistrement photographique, régi par une dialectique du positif et du négatif qui, pour citer Marcel Duchamp, « s’épousent par inframince ». 

En plus des moulages dont elles procèdent, la plupart des « sculptures » qui peuplent la production de Bruno Botella consistent en des dispositifs (plus ou moins modifiés ou « arrangés » après coup) qu’il met au point pour ses expériences de manipulation et d’intoxication diverses, et qui ressemblent à des boîtes dont les percées circulaires ne sont pas destinées à laisser rentrer la lumière, mais à y introduire les membres (bras ou tête) à même, le cas échéant, de pétrir et/ou de sentir d’une manière ou d’une autre la matière modelable préalablement placée à l’intérieur de l’appareil ainsi « chargé », prêt à shooter.

En 2014, l’artiste réalise une machine optique inspirée d’un dispositif thérapeutique en forme de boîte équipée d’un miroir, destiné aux personnes amputées souffrant de complications associées à un membre fantôme. « Ce simple dispositif de boîte à illusion éveille la présence d’un organe manquant pour mieux en apaiser les effets néfastes pour le patient. Tenter de reprendre ce principe tout en essayant de le faire tourner à l’envers et tirer l’empreinte d’un membre fantôme, ici un troisième bras » [9], écrit Botella qui entreprend d’inverser le cours du « qotrob » en mettant au point une pâte à modeler, non plus aux effets bœuf sauce hallucinogène, mais anesthésiante, prompte à endormir les tissus sensibles « dans le but de faire du modelage "sans les mains" », selon « une tentative de "contre-manipulation" de la forme » [10]. Alors que la main droite se vautre dans la matière, elle fait passer outre-miroir la came par un trou, contaminant ainsi progressivement l’autre main tendant à se confondre avec cette troisième main qui est le reflet de la première. Entre amputation chimique et greffe virtuelle, retrait et ajout, l’opération, terminée une fois les sensations revenues et parachevée au moyen d’un double moulage au plâtre, fait (son) œuvre — et son film. 


Car les boîtes de Botella se révèlent être de véritables trancheuses cinématographiques où bras et cerveau se tiennent joyeusement par « la » main, au gré de protocoles à la fois aveugles et visionnaires où pullulent les impressions, où s’anime la matière, où s’empreinte la mémoire de voyages aussi immobiles qu’agités et agissants (même au ralenti ou à reculons). Entre dream machines et corps caverneux voyeuristes, ces organes projettent, l’un dans l’autre, d’invisibles films relevant d’un cinéma « animique » [11] dont la membrane poreuse absorbe et sécrète la substance dont s’abreuve une bête humaine assoiffée de sens, prête à retourner sa peau tout en se tournant ingénieusement les pouces.

[1] Bruno Botella, Qotrob, Centre d’art — Neuchâtel / Catalogue Général, 2017, p. 43.

[2]  « Qotrob : la lycanthropie dans la littérature médicale persane », Luqmãn, Annales des Presses universitaires d’Iran, 12e année, n°2, printemps-été 1996, p. 75-92.

[3] On touche ici à toute l’ambivalence du pharmakon, à la fois remède et poison. Voir https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0702221451.html

[4] Professeur de littérature comparée à l’Université de Princeton, il a notamment publié Echolalies, Essai sur l’oubli des langues (2007), Une archéologie du toucher (2012) et plus récemment Langues obscures, L’art des voleurs et des poètes (2017).

[5] « Qotrob » renvoie à la lycanthropie, mais aussi à différentes espèces animales et végétales (luciole, ver luisant, chouette, rongeur, bardane, goule mâle, insecte).

[6] Boucliers de CRS pustuleux, lentilles de contact gravées de motifs, photos de serrures crochetées, etc. : dans une panoplie de pièces, Botella attaque la surface qui fait autant office de seuil que de zone de contact — et de passage, parfois en force.

[7]Des pièces de monnaie gravées sont réintroduites dans le circuit marchand, comme pour en enrayer subliminalement la machine enregistreuse. Façon (vandale) d’abîmer d’autres surfaces et figures d’autorité comme autant de filtres culturels déformants.

[8] Le « prière de toucher » est de rigueur chez Botella qui met régulièrement le shoot à disposition du visiteur (inhalateur de cannabis ou à poppers par exemple).

[9] Qotrob, op. cit., p. 140.

[10] Ibid., p. 139.

[11] Clin d’œil détourné au film de Marcel Duchamp Anemic cinema (1926), dont l’enchaînement de disques rotatifs hypnotiques et de jeux de mots en spirale fait écho aux « coupes » quasi cérébrales débitées par Botella qui a d’abord pratiqué le dessin animé, qu’il poursuit en quelque sorte par d’autres moyens. Cf. Roger Dadoun, « Halluciner dans l’inframince », Le Coq-héron, Cinéma et psychanalyse, n°211, Erès, 2012. https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2012-4-page-20.htm.

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Qotrob (couverture du livre)

Co-édition Centre d’art de Neuchâtel et Catalogue Général, mars 2017

11,6 x 18,6 cm (broché)

236 pages (2 ill. n&b)

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sans titre, 2015

Silicone, mousse polyuréthane, bois, poppers

80 x 50 x 45 cm

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Problème Pédagogique (white peephole), 2014

Technique mixte

40 x 60 x 40 cm

Collection du Centre national des arts plastiques

© Aurélien Mole

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Oog onder de put, 2012

Plâtre, polyester

55 x 48 x 37 cm

Collection Lafayette anticipations - Fonds de dotation Famille Moulin

© Aurélien Mole

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Problème pédagogique (Dans le noir la boue tout bas les bribes et ce miroir (film)), 2014

Plâtre, bois, aluminium

40 x 60 x 40 cm

Collection du Centre national des arts plastiques

© Aurélien Mole

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3487 (G. Dedlow), 2012

Silicone

45 x 32 x 30 cm

Courtesy Galerie Samy Abraham, Paris

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3487 (G. Dedlow #1), 2012

Silicone

50 x 44 cm

Courtesy Galerie Samy Abraham, Paris

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