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« Voir l’objet tel qu’il n’est pas » :
critique et création chez Oscar Wilde
par Carole Delhorme
John Roddam Spencer Stanhope, Love and the Maiden, 1877, huile sur toile, 86,4 x 50,8 cm, Fine Arts Museum of San Francisco
« Voir l’objet tel qu’il n’est pas » : tel serait le rôle de la critique d’art selon l’esthète irlandais Oscar Wilde[1]. La formule provocatrice se situe dans le prolongement d’une querelle qui anime les intellectuels britanniques dans la seconde moitié du XIXe siècle. En 1864, Matthew Arnold affirmait en effet que la fonction de la critique était de voir l’objet tel qu’il est véritablement[2]. Cette approche, centrée sur l’objet d’art en lui-même, est modifiée par Walter Pater quelques années plus tard, dans sa préface à The Renaissance. Celui-ci réoriente l’approche du critique de sorte à réfuter son objectivité : « in aesthetic criticism, the first step towards seeing one’s object as it really is, is to know one’s own impression as it really is, to discriminate it, to realise it distinctly[3] ». Pour Pater, il s’agirait plutôt d’analyser les impressions, toutes subjectives, que l’œuvre procure au spectateur, qu’elle soit picturale, littéraire ou musicale. La question à laquelle le critique devrait s’efforcer de répondre est donc celle de son rapport à l’œuvre : « What is this song or picture […] to me ?[4] ».
Dix-huit ans plus tard, en 1891, lorsque Wilde publie son essai The Critic as Artist, il confirme l’approche de son maître à penser et la radicalise. Paraphrasant lui aussi Matthew Arnold, il n’hésite pas à le contredire frontalement par l’ajout provocateur de la négation not : « to see the object as in itself it really is not ». Surtout, Wilde élève le critique au rang de véritable créateur : « I would call criticism a creation within a creation[5] ». La formule n’est donc pas une simple bravade : il incomberait au critique d’interpréter les œuvres selon sa propre sensibilité artistique et de s’en inspirer pour créer une nouvelle œuvre à part entière. Aux confins de la critique et de la création littéraire, la critique créatrice déroge aux canons du genre et remodèle la relation que le texte entretient avec l’œuvre d’art, en affirmant l’écart comme l’un de ses principes organisateurs.
Lorsque la critique d’art naît au XVIIᵉ siècle avec la création des Académies de peinture et la tenue régulière de leurs Salons, sa fonction est celle d’un commentaire de l’œuvre[6], que l’écrivain a pour mission d’analyser et d’évaluer. Il s’agit également de donner à voir l’œuvre à un lecteur absent, par le biais du médium verbal. La critique créatrice théorisée par Wilde vient dépasser ce statut d’auxiliaire. Selon ce dernier, il s’agit moins de réaliser un équivalent textuel de l’œuvre picturale que de convertir dans le langage, les effets de l’image sur le spectateur : la traduction est alors vouée à renoncer à la fidélité à son objet source. En vertu de la nécessaire subjectivité de la réception artistique, la personnalité du critique a donc une influence primordiale dans l’interprétation de l’œuvre[7]. Celle-ci peut revêtir des significations multiples selon l’individu qui l’appréhende. C’est donc le spectateur que révèle la critique, davantage que l’œuvre elle-même ou son auteur, dont l’autorité est abolie[8]. La théorie de Wilde aborde ainsi des questionnements d’ordre herméneutique, s’interrogeant sur les limites et sur l’arbitraire de l’interprétation d’une œuvre. Celle-ci reste inachevée, en attente d’être complétée et réalisée par le récepteur ; en outre, l’importance accordée à la personnalité de celui-ci rend ses significations virtuellement inépuisables.
Dans Pen, Pencil and Poison, Wilde parle de littérature d’art (« art-literature[9] »), afin de désigner cette forme de critique d’art hybride. La rupture instaurée par la théorie wildienne réside d’ailleurs en partie dans l’abolition des frontières génériques de la critique. Article, essai, poème ou passage romanesque, tous les genres littéraires peuvent prétendre au travail de la critique. Ainsi, des passages de romans, tels que la fameuse ekphrasis sur le tableau L’Apparition de Gustave Moreau (1876)[10] dans le roman À Rebours de Huysmans, peuvent-ils être considérés comme étant la réalisation des principes de la critique créatrice.
Au-delà de ce travail théorique, Wilde a-t-il lui-même mis en pratique les principes exposés dans The Critic as Artist ? Le compte-rendu qu’encore étudiant, il écrivit au sujet de la première exposition de la Grosvenor Gallery en 1867, publié dans le magazine universitaire Dublin University Magazine, recèle les prémices de la critique d’art créatrice telle qu’il la théorisera plus tard. Les tableaux sont souvent interprétés par le prisme de son imaginaire et sont l’occasion de rêveries au sujet de ses motifs de prédilection. C’est le cas par exemple de la description du tableau Love and the Maiden de John Roddam Spencer Stanhope (1877)[11] :
Une jeune fille s’est assoupie dans un bois d’oliviers, à travers les branches et les feuilles grises duquel se distinguent le ciel et la mer, et une petite ville portuaire composée de maisons blanches qui brillent au soleil. Les bois d’oliviers sont toujours consacrés à la vierge Pallas, déesse de la sagesse ; qui eût donc pu imaginer qu’Eros s’y cacherait ? Mais la jeune fille s’éveille, comme l’on s’éveille d’un somme sans savoir pourquoi, et elle aperçoit le visage de l’Amour, jeune garçon qui, les mains tendues, se penche vers elle depuis le cœur d’un buisson pourpre de rhododendrons en fleurs. Une couronne de roses est posée sur les boucles brunes du jeune garçon et il est vêtu d’une tunique aux couleurs orientales ; son visage et ses membres nus sont d’une sensuelle délicatesse. Sa beauté juvénile est de ce genre particulier inconnu dans le Nord de l’Europe mais fréquent dans les îles grecques, où l’on peut encore trouver des garçons d’une beauté semblable au Charmide de Platon. Le Saint Sébastien du Guide, qui se trouve au Palazzo Rosso de Gênes, est l’un de ces garçons, et le Pérugin exécuta un dessin d’un Ganymède grec originaire de sa ville natale, mais le peintre dont l’influence se fait la plus sensible ici est le Corrège, dont l’ange portant une branche de lys de la cathédrale de Parme et les saints Jean aux yeux farouches et aux lèvres entrouvertes de la Madonna incoronata de l’église San Giovanni Evangelista sont les meilleurs exemples artistiques de l’épanouissement, de l’éclat et de la vitalité de la beauté adolescente[12].
Wilde commence ici par narrativiser la scène du tableau, en évoquant le sommeil de la jeune fille, puis son réveil lorsqu’elle découvre la présence d’Éros, dont Wilde décrit la sensualité. Là s’arrête brusquement l’évocation de la scène. La description donne lieu à une digression sur l’idéal de beauté masculine qui coupe court au récit du tableau. Le critique dresse alors un catalogue d’œuvres picturales figurant l’idéal de la beauté masculine dans la peinture de la Renaissance. Véritable musée virtuel dépassant le cadre du tableau décrit, ce catalogue projette, comme sur un écran, les images que celui-ci engendre dans l’imagination de Wilde, de Guido Reni au Corrège en passant par le Pérugin[13].
Toutefois, le compte-rendu de l’exposition de 1867 reste un exemple inabouti de la critique d’art créatrice. D’un point de vue structurel, force est de constater que l’article est des plus traditionnels, se plaçant dans la continuité des comptes-rendus de salon. L’exemple prototypique de la critique d’art créatrice, que Wilde mentionne d’ailleurs afin d’illustrer sa théorie, serait plutôt le fameux passage de Walter Pater sur La Joconde, dans lequel le lien entre la représentation verbale et la représentation visuelle est bien plus lâche :
La présence qui s’élève ainsi si curieusement près des eaux exprime ce que les hommes en sont venus à désirer depuis dix siècles. Sa tête est celle sur laquelle toutes ‘les fins du monde sont venues’ et ses paupières sont un peu lasses. C'est une beauté forgée de l’intérieur qui s’imprime sur la chair, c’est le dépôt, cellule par cellule, de pensées étranges, de rêveries fantastiques et de passions exquises. Mettez un instant à ses côtés l’une de ces blanches déesses grecques ou l’une de ces belles femmes de l’Antiquité, et voyez comment elles se troubleraient devant cette beauté où l’âme est passée avec toutes ces maladies ! Toutes les pensées et toute l’expérience du monde se sont gravées et ont modelé ici, dans leur capacité de raffinement et d’expression de la forme extérieure, l’animalité de la Grèce, la licence de Rome, le mysticisme du Moyen Age avec son ambition spirituelle et ses amours imaginaires, le retour du monde païen, les péchés des Borgia[14].
Le tableau de Vinci ne serait certainement pas identifiable s’il n'était pas mentionné au début de l'essai. Car, non seulement, Pater ne fait pas de description objective du tableau, mais il en évoque également des aspects qui proviennent davantage de son imagination que de la réalité physique du tableau. Aucune modalité ne vient nuancer ses propos en apparence descriptifs ; et pourtant, le lecteur serait bien en mal d’identifier aucune trace, même symbolique, des maladies et des péchés de la Joconde. La rêverie de Pater est encensée par Wilde, qui balaie d’un revers de main les critiques centrées sur les intentions du peintre : « Who, again, cares whether Mr. Pater has put into the portrait of Mona Lisa something Leonardo never dreamed of ?[15] ».
Dans ces exemples, la frontière entre ce qui relève de la description objective et de l’imagination du critique est parfois ténue, et surtout, elle est tue : c’est bien dans cette ambiguïté et cet entre-deux que se situe le passage à la critique d’art créatrice. Refusant l’inféodation à son objet, le texte vient rivaliser avec l’image dans l’évocation d’émotions, de sensations et d’états d’âme, dans une prose poétique mettant souvent en exergue la musicalité des mots. Ce n’est donc pas sur le terrain du visuel que l’écrivain tente d’égaler le peintre : le critique ne cherche pas à émuler les possibilités du médium pictural. C’est plutôt un texte autonome et concurrentiel à l’image que le critique créateur vient proposer. Wilde renouvelle ainsi le genre de la critique d’art et porte un discours sur la nature même de l’interprétation d’une œuvre, qui n’est pas sans évoquer la critique littéraire structuraliste dans la deuxième partie du XXᵉ siècle. Cependant, la portée de sa théorie de la critique créatrice est bien plus générale. En effet, celle-ci fonde un idéal de création qui repose sur l’inspiration entre les arts. Si tout critique se fait artiste, en réalité, tout artiste doit être réciproquement critique. C’est également en ce sens que la théorie fait s’effondrer les barrières qui séparent les arts ; leurs emprunts, échanges et correspondances deviennent fructueux. À cet égard, Wilde apparaît comme le théoricien et porte-parole du mouvement esthétique. En alliant poésie et peinture dans leurs œuvres d’art doubles, en décloisonnant la littérature, les beaux-arts et les arts appliqués dans leurs magazines transartistiques, ou en mettant à l’honneur l’idéal des correspondances, le mouvement célèbre l’unité des arts et l’autosuffisance de la sphère artistique.
[1] « The primary aim of the critic is to see the object as in itself it really is not » (nous soulignons). Oscar Wilde, The Critic as Artist. Collins Complete Works of Oscar Wilde. Glasgow: HarperCollins, 1999, p. 1128.
[2] « to see the objet as in itself it really is ». Matthew Arnold, « The Function of Criticism at the Present Time ». Matthew Arnold Essays. London: J. M. Dent & Sons Ltd, 1906, p. 1.
[3] Walter Pater, The Renaissance: Studies in Art and Poetry. Oxford, New York: Oxford UP, 1986, p. 9.
[4] Walter Pater, The Renaissance, p. 9.
[5] Oscar Wilde, The Critic as Artist, p. 1125.
[6] Voir Micéala Symington, Écrire le Tableau : l’approche poétique de la critique d’art à l’époque symboliste. Bruxelles : PIE-Peter Lang, 2006.
[7] « The more strongly his personality enters into the interpretation, the more real the interpretation becomes ». Oscar Wilde, The Critic as Artist, p. 1131.
[8] « That is what the highest criticism really is, the record of one’s own soul ». Oscar Wilde, The Critic as Artist, p. 1125.
[9] Oscar Wilde, Pen, Pencil and Poison. Collins Complete Works of Oscar Wilde. Glasgow: HarperCollins, 1999, p. 1098.
[10] Gustave Moreau, L’apparition, 1876. Aquarelle, 106 x 72,2 cm. Musée d’Orsay. Paris.
[11] John Roddam Spencer Stanhope, The Love and the Maiden, 1877. Tempera, peinture dorée et feuille dorée sur panneau, 86,4 x 50,8 cm. Fine Arts Muséum of San Francisco. San Francisco.
[12] Oscar Wilde, « La Grosvenor Gallery » (Dublin University Magazine, juillet 1977), traduction d’Anne-Florence Gillard-Estrada. L’esthétisme britannique (1860-1900) : Peinture, littérature et critique d’art, sous la direction d’Anne-Florence Gillard Estrada et Xavier Giudicelli. Reims: Épure, Éditions et presses universitaires de Reims, 2020, p. 95-97.
[13] Images qu’il a en partie eu l’occasion de découvrir durant son voyage en Italie cette même année. Voir Richard Ellmann, Oscar Wilde. London: Penguin, 1988, p. 77-78.
[14] Walter Pater, La Renaissance : études d'art et de poésie. Traduction et édition critique par Bénédicte Coste. Paris : Classiques Garnier, 2016, p. 137-138.
[15] Oscar Wilde, The Critic as Artist, p. 1126.