entretien
Zou, vidéo, 2020.
La pratique de Claire Glorieux repose sur une attention certaine pour des situations et des récits qui, de prime abord, passent pour inaperçus. Elle s’intéresse notamment au parcours de ces individus faisant office d’artistes qui s’ignorent, en entreprenant des pratiques obsessionnelles, ou en étant habités par des quêtes qui dérogent avec le sens commun. Le regard singulier que Claire Glorieux exerce – entre curiosité profonde pour l’insignifiance et sollicitude pour le genre humain – lui permet de mettre en évidence la rareté, peut-être aussi l’ironie et la dérision en toute chose. Ses différents projets s’emploient ainsi à tisser des dialogues entre le commun et le remarquable, le normal et le surprenant. Ils aspirent également à établir un travail mémoriel où le langage et la transmission ont leur importance, sans pour autant se départir d’une certaine légèreté. Cet échange avec Claire Glorieux est l’occasion de revenir sur une pratique qui récemment s’est davantage portée sur le médium filmique.
Pour débuter, il me semble que l’on pourrait dire qu’est mise en œuvre dans ton travail une sorte d’attention pour l’autre. Il y a une part d’altruisme ou d’empathie qui en émerge ; ce sont les autres qui font les sujets de tes projets, par exemple avec Abécéline, où tu dresses le portrait d’une jeune fille autiste que tu as suivie plusieurs années. Comment perçois-tu cela ?
Je suis curieuse, j'aime les histoires et j'essaie de trouver comment les raconter, en tirer les fils, ou plus simplement, je tente d’y trouver du sens, là où d'autres n'en voient peut-être pas. Derrière une personne, il y a une activité, un trait de caractère, une histoire, et pour ma part, il ne s’agit pas seulement de m'intéresser à l'autre. Il s’agit aussi de me tourner vers mon « propre centre », afin de voir comment cela résonne avec moi. Il y a le point de vue de l’autre, il y a également mon point de vue sur le sien, ce qui me ramène finalement à moi-même. Pendant les quelques années passées à travailler avec Céline, cette jeune fille atteinte d’autisme, j’ai été saisie par son vocabulaire fait de rares mots inventés ou déformés. Échanger avec elle, c’était tenter de comprendre ce qui se cachait derrière ces mots nouveaux, comme s’il s’agissait de décoder un langage. Par exemple, lorsqu’elle disait « po-té », cela voulait dire « shampoing », « Po » signifiant « pour », « Té » renvoyant à « tête ». D’une manière générale, l’inventivité ou la créativité m’impressionnent et m’attirent. Qu’il soit question de fabriquer un petit objet en bois pour faire tenir en équilibre un tube de crème tête en bas, comme l’a fait mon père, ou de traduire avec peu de mots ce qui fait un univers, tout ceci décrit selon moi ce que c’est qu’être humain.
Outre ces individus et ces récits, on a également le sentiment que tu es portée par ce qui est voué à disparaître. Est-il juste de dire que ton travail se rapporte aussi à la mémoire ?
Ce qui est sûr, c'est que je peux donner beaucoup (trop) d’importance aux traces – j’aime garder les choses et les consigner. J'ai l'âme d'une archiviste, par mon père et mon grand-père ; j'ai par exemple sur mon ordinateur la numérisation d’une bande magnétique qui date de 1956 où l’on entend la naissance de mon père, ses premiers cris. Son propre grand-père entretenait de nombreuses correspondances, et il y a quelques années nous avons dû trier tout cela, y compris les brouillons des lettres qu’il avait écrites. Tout avait été conservé. De mon côté, j’ai continué à procéder de la même façon, avec des photos, des enregistrements de ma vie quotidienne, mais aussi la conservation sous forme de notes des phrases marquantes de mes enfants. C’est ce qui m’évoque ce qu’avait écrit Jacques-Henri Lartigue dans son journal : « J’ai une espèce de maladie : je voudrais attraper tout ce qui m’émerveille – et tout m’émerveille – ; je veux donc tout attraper, retenir les choses belles et qui passent. […] Avec la photo, je vais désormais satisfaire mon grand désir et “mettre en conserve“ tout ce qui me rend heureux. » (Journal de 1965). Je dirais donc que ces différents aspects constituent une sorte de tentative visant à repousser la mort. D’ailleurs, je trouve assez drôle qu’alors même que nous avons plus ou moins conscience de notre finitude, nous continuons à nous agiter dans l’espoir d’arrêter le temps, en créant ces souvenirs tangibles.
Abécéline, livre, 2006.
En parallèle, cette idée de souvenir et d’archivage s’applique à des objets qui te semblent sortir de l’ordinaire. Est-ce que tu peux revenir sur ta façon de percevoir ces « étrangetés » que l’on retrouve dans le quotidien ?
J’ai récemment imaginé un ciné-concert en lien avec le Palais de Tokyo et des collégiens dans les Vosges. Après la représentation, on m’a emmenée dans le seul bar ouvert du village. Sur l’un de ses murs, on y voit accrochées des centaines de photographies légendées – œuvre du propriétaire. Ce sont des calembours, des rébus visuels ou des mots d'esprits : « un peu plié », « appeau-thé-ose », etc. Typiquement, je vois ce genre de réalisation à la fois pleine d’acharnement et d’humour, qui plus est dans ce contexte qui lui donne peu de visibilité, et j’ai tout de suite envie de le montrer. Ce que j’enclenche dans mon travail est souvent véhiculé par un autre. Par exemple, avec le livre 4807 mètres, j’évoque une personne qui a développé une forme d’art amateur : cela fait 70 ans que ce monsieur de 93 ans se rend deux fois par an dans les Alpes pour y prendre des photographies du Mont-Blanc. Au début, il le photographiait dans le cadre de ses promenades. Maintenant, il prend sa voiture et va sur un parking pour disposer d’un point de vue particulier. Il a fini par constituer une collection de photographies où on peut voir à quel point le médium photographique a évolué, en passant par la diapo, le 6x6, le numérique, le noir et blanc et les tirages qu'il faisait lui-même. On observe également l'évolution du regard du photographe, au niveau des cadrages par exemple, ou lorsqu’il élabore quantité de jeux photographiques. Il y a enfin l'évolution du paysage, avec l’enneigement du Mont-Blanc qui varie d'une année à l'autre. J’ai eu envie de faire ce projet lorsque j'ai su que ces photos étaient conservées dans de simples sacs plastiques, n’étant visibles par personne. Je me suis dit que c'était l'œuvre d'une vie qui se faisait de façon souterraine. J'ai récolté ses images, j’en ai fait un livre accordéon où on percevait une évolution chronologique, et actuellement, je travaille sur un projet d’exposition et d’édition. Je vois ces apparitions, ces épiphanies, comme des sortes de clairières au milieu d’une forêt. Soudain, c’est comme si un coup de projecteur était mis sur un sujet ou une personne.
De ce que tu dis, il y a peut-être deux aspects. Tout d’abord, on dirait que tout dépend du regard que l’on porte. Ce qui t’intéresse je crois, ce sont des choses qui sont déjà là, mais que l’on n’a pas pris le temps de voir, ou que l’on n’a pas correctement vues, comme s’il s’agissait d’exercer un regard neuf. Ensuite, je me demande si avec l’exemple de 4807 mètres, mais aussi dans d’autres projets, tu ne t’es pas intéressée à ce qui distingue un art plus affirmé d’un art dit amateur. Qu’en penses-tu ?
Je considère ce regard comme un attribut de l'enfance. Quand tu es enfant, tu es attentif à beaucoup de choses, parce que tu es totalement focalisé sur le présent. Tu ne penses pas à l'administratif, au temps, au futur proche ou lointain. J'ai le sentiment que l'on a tous eu cette approche, mais que l’on a tendance à la perdre. Quand on grandit, une rupture peut s’opérer – je pense que c’est une chance que d'avoir gardé ce regard, cette approche de l'enfance. Ensuite, pour ce qui est de l’art amateur, j’ai en effet été très impressionnée et attirée par ce qu’on appelle « l’art brut ». Les expositions que j’ai pu voir, au LAM, à la Halle Saint-Pierre ou encore au Museum of Everything lors d’une biennale de Venise sont je crois celles qui m’ont le plus marquées. Je me sens proche de cette pratique intimement liée au quotidien et à la vie – voire à la survie de ces personnes. J’ai d’ailleurs découvert l’autisme par le prisme des arts plastiques lors de mes premières années d’études aux Beaux-arts : stagiaire dans une association qui proposait des ateliers pour personnes handicapées mentales, j’étais en admiration devant les peintures d’Alexandra, adulte atteinte d’autisme qui ne parlait pas. Elle venait avec des chutes de tissus qu’elle collait sur son format raisin avec une vitesse invraisemblable, en agençant des espaces entre perspective et aplats, avec un sens de la composition, des vides que je ne pouvais pas imaginer. Elle y ajoutait des mots comme « draous » quand elle représentait un lit et son drap-housse, « patinglas » pour légender une patinoire, ou « quantonpinlapotlavit » que j’ai interprété en « quand on peint la porte, la vitre ». Je me suis imaginée qu’elle avait été dans les derniers jours spectatrice d’une scène où quelqu’un repeignait une porte vitrée, et que la peinture était allée au delà du cadre.
4807 m, édition, en cours.
Dans un autre ordre d’idée, l’extraordinaire que tu perçois dans les choses et les situations possède une dimension que l’on pourrait qualifier d’existentielle. On a l’impression que ton travail met en évidence des destinées humaines, qu’il se rapporte à l’absurdité de la vie ou de la mort, à tout un ensemble de petites choses qui en réalité sont liées à des éléments beaucoup plus vastes.
Il me semble que l'absurdité d'une petite chose peut faire écho à quelque chose de bien plus universel ou grand. Pour moi, quand dans une situation ou dans une œuvre d’art il y a cette tension-là entre ces deux échelles de grandeur, quelque chose est réussi ; comme dans le cas de Jean-Luc Parant dans mon documentaire Un film de boules. Il réalise des « petites choses », des boules de terre avec ses mains, mais ça finit par figurer des planètes, puis l'univers au final. Sentir que l’on est relié à des choses si grandes, en partant du plus petit, ça donne un sens à la vie. Un peu comme si, malgré tout, les choses, bien qu’elles soient absurdes en elles-mêmes, contribuaient somme toute à produire du sens. C’est ce même genre de décalage qui m’intéresse lorsque que je me mets à chercher dans le dictionnaire le mot venant après « mort ». (Après la mort, la mortadelle).
Cet absurde intervient aussi à travers les mots ou le langage que tu mets en avant dans certains de tes travaux.
Je ne sais pas trop expliquer mon intérêt pour le langage. J’aime penser que c’est lié à certains événements de mon enfance, peut-être cette amie de mes parents qui parlait à sa fille en langue des signes et que j’observais avec fascination ; peut-être ma découverte émerveillée d’un spectacle de Georges Aperghis quand j’avais 8 ans ; peut-être l’enseignement musical que j’ai reçu et la découverte dans le même temps que j’avais l’oreille absolue, ou encore cette langue imaginaire que j’avais inventée avec des amies à l’école primaire.
Un film de boules, vidéo, 2015.
Après la mort, la mortadelle, vidéo, 2009.
Il y a donc dans ton travail un certain nombre de références littéraires ou théâtrales. Je perçois également un univers qui est de l’ordre du conte, ou qui relève d’une forme d’émerveillement narratif. Je songe notamment à la vidéo Quiero hablar con los que estan lejos où tu abordes le langage sifflé que l’on pratique sur l’île de la Gomera dans les Canaries. Je rajoute qu’il y a dans ta pratique des éléments plastiques ou narratifs qui traduisent une certaine quiétude, une légèreté un peu particulière, presque poétique. Quelle place donnes-tu à cet aspect ?
Si la poésie écrite est une façon de dire les choses en utilisant des mots et des formules inattendues, on peut chercher à opérer de la même manière lorsque l’on fait des films. Ce que je recherche ce n’est pas la non-compréhension de mon travail, mais une pluralité dans les compréhensions ou les interprétations. Le mystère occasionné par ce pas de côté induit une lecture qui peut être multiple. Chaque spectateur ou visiteur de l’exposition se fait sa propre version de l’histoire si le traitement est suffisamment ouvert. On n'est pas toujours sûrs de comprendre, peut-être même que l’on n'a pas compris, mais on a ressenti, vécu une expérience et c’est ce qui compte. J’aime la citation de Mallarmé qui dit que la poésie constitue notre seule tâche spirituelle : « La poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle »[1] .
Tu crois que l’on pourrait dire que la réalité est une sorte de prétexte dans ton travail ?
Pour moi, il n'y a pas de réalité, il y a la réalité de chacun. Nous regardons tous le monde par notre fenêtre. Lorsque je filme quelqu’un, ce que je montre de cette personne, ce n'est pas cette personne ou cette situation ; c’est plutôt ce que je reçois de cette personne et ce que j'ai envie d'en garder. Un peu comme les photos que l’on veut conserver dans son album : la photo de vacances ne raconte pas « les vacances », elle induit un cadrage, un rapport au sujet, une position du corps du photographe, et encore derrière tous ces choix, le choix des images que l’on va effectivement coller dans l’album. Il y a tout ce que tu as vu, ce que tu as photographié, et ce que tu as voulu conserver. Dans ma vidéo île son, j’avais filmé un garçon autiste, et après quelques années sans le voir, j'ai de nouveau vu l’enfant. Or j'avais tellement regardé le film pour le montage ou lors de projections, j'avais tellement mémorisé cet enfant-là, celui de mes images, que je me suis rendue compte avec étonnement que ce n’était pas la même personne. C'était mon regard, ce que j'avais vu, ce que j'avais choisi de garder et de montrer.
Pour finir, ta pratique s’inscrit dans le cadre des arts plastiques, mais il semble que tu sois de plus en plus à même de revendiquer le statut de réalisatrice. Est-ce que l’art vidéo et la réalisation de films est, selon toi, antinomique ?
Dans mon travail la réalisation de films constitue un médium comme un autre. Un projet nécessite une forme, qu'il faut choisir ; il s’agit parfois d'un film, d’autres fois, c’est un livre. Pour moi, ce qui compte, c’est le sujet, et la façon avec laquelle il communique avec la forme. En tant que plasticienne, je peux avoir l'impression d'être une étrangère dans le milieu du cinéma, les milieux ne se mélangeant pas tant que ça. J’ai fait des vidéos, mais désormais, ce sont davantage des films. Une différence que j’entrevois entre les deux est la façon dont le film est pensé et montré : y a-t-il un début et une fin ? Est-ce que le dispositif de monstration est important ou préfère-t-on la salle de cinéma ? Est-il montré en boucle ? En cela, l’art vidéo se rapprocherait de la peinture : tu passes devant et tu attrapes l’image à n’importe quel moment.
[1] Mallarmé, Lettre du 27 juin 1884 à Léo d’Orfer, parue dans La Vogue, le 18 avril 1886.
Quiero hablar con los que estan lejos, vidéo, 2012.
Do ré mi fa sol la si, photographie et son, 2019,